— Ils se sont rassemblés ici ? » demanda Sulean.
Ici, oui, dit-il ou pensa-t-il, sur cette planète rocheuse rendue habitable pour la civilisation potentielle à laquelle elle avait fini par être reliée…
« Ils nous connaissent, alors ? » demanda vivement Sulean Moï.
La question laissa Isaac perplexe, mais le souvenir de Jason Lawton sembla la comprendre. « Le réseau traite les informations sur des années-lumière et des siècles, mais certaines civilisations biologiques survivent assez longtemps pour qu’il les perçoive, oui, et les civilisations sont utiles parce qu’elles génèrent de nouvelles machines vivantes qui seront absorbées et comprises, ou…
— Ou dévorées, affirma Sulean Moï.
— Ou, d’une certaine manière, dévorées. Les civilisations produisent aussi autre chose qui intéresse le réseau.
— Quoi donc ?
— Des ruines, répondit le souvenir de Jason Lawton. Elles produisent des ruines. »
Dehors, derrière les murs de béton et de décombres opaques à la vision humaine, le ballet de souvenirs augmenta la cadence.
C’est au souvenir, dit-il à Sulean Moï, qu’eux-mêmes avaient affaire : dix millénaires de connaissances obstinément rassemblées et partagées, compressées dans les sphères formant les cimes de la forêt des Hypothétiques, des informations à collationner et à transmettre, dit Isaac, par l’Arc temporel, qui s’ouvrait pour avaler tout ce savoir : des représentations des orbites, du climat et de l’évolution de planètes locales, des représentations des millions de trajectoires entremêlées des corps cométaires glacés dont les machines des Hypothétiques avaient tiré et continueraient à tirer leur masse, des représentations des signaux reçus d’autres endroits de la galaxie et absorbés puis réémis.
« Pourquoi le souvenir ? voulut savoir Sulean Moï. Dans quel but ? Isaac… ce qui se souvient, c’est quoi ? »
Ce qui se souvenait, c’était la chose qu’il n’arrivait pas à voir, alors qu’il en voyait beaucoup d’autres. Jason Lawton lui-même ne pouvait répondre à la question posée par Sulean Moï. Ce qui se passait là n’était qu’un événement trivial dans le réseau, dans l’esprit de… de… oh, Diane, s’est-elle vraiment développée là-bas parmi les étoiles, cette chose en laquelle tu avais tellement envie de croire ?
« Isaac ! Tu m’entends ? »
Il retomba dans l’abîme de ses propres pensées.
De même qu’Isaac se souvenait de Jason, Jason se souvenait d’Isaac. La compréhension adulte que Jason avait du monde se superposait au vécu brut d’Isaac, d’où une espèce de double vision très perturbante.
Cela reflétait sa vie comme dans un miroir déformant. Mme Rebka, par exemple. C’était quelqu’un de proche de lui, quelqu’un en qui il avait confiance. Mais lorsque Jason examinait ces mêmes souvenirs, elle devenait froide, distante, beaucoup moins qu’une véritable mère. Pour Isaac, elle existait dans un monde au-dessus de tout jugement. Pour Jason, elle était coupable d’une grave insouciance morale.
Idem avec ses souvenirs du Dr Dvali, le dieu distant qui avait défini l’univers d’Isaac, et que Jason percevait comme un monstre possédé par une obsession.
Isaac voulait désespérément ne pas détester ces personnes. Et même la partie qui était Jason Lawton en lui gardait une certaine sympathie pour Mme Rebka. Elle avait aimé Isaac, malgré tous ses efforts pour ne pas le montrer, et Isaac comprit non sans une certaine honte à quel point il s’était montré difficile à aimer. Il lui avait renvoyé une indifférence délibérée, n’avait pas eu la sagesse de s’apercevoir de sa douleur et de sa persévérance.
Il s’en apercevait maintenant. Elle n’avait rien dit depuis plus d’une heure, et quand Isaac s’approcha d’elle pour s’asseoir à ses côtés, quand il la regarda avec ce qu’il avait commencé à considérer comme ses yeux d’Hypothétique, il découvrit pourquoi.
L’effondrement du bâtiment, durant le tremblement de terre, ne l’avait pas épargnée. Elle était blessée… à l’intérieur, là où ça ne se voyait pas, mais si gravement que même ce qu’elle avait de Quatrième n’arrivait pas à réparer les dégâts. Elle souffrait d’une hémorragie interne. Une aura cuivrée de sang flottait autour d’elle. Elle murmura son nom. Sa voix était plus faible que le bruit des Hypothétiques creusant et grattant les décombres… bruit devenu plus fort au cours des dernières heures.
« Je peux te prendre avec moi », affirma Isaac.
Entendant cela, Sulean Moï demanda : « Qu’est-ce que tu veux dire ? »
Mais la mère d’Isaac se contenta de hocher la tête.
Il y eut alors une bourrasque d’air frais, et la lumière de la forêt extraterrestre dissipa l’obscurité.
Trente-deux
« Il faut qu’on se trouve des points de repère avant le coucher du soleil », affirma Lise.
Turk, qui venait d’aider le Dr Dvali à monter un abri grossier contre un quai de chargement en béton, près (mais pas trop) des arbres fouisseurs, la regarda sans comprendre, puis, interprétant les regards qu’elle lançait sourcils froncés en direction de Dvali, répondit : « Ouais, t’as raison, on va le faire. » Il demanda au Quatrième de rassembler toutes les boîtes de conserve intactes qu’il dénicherait parmi les décombres pendant qu’il « partait en reconnaissance » avec Lise. Dvali le regarda d’un air soupçonneux – un Quatrième comme lui arrivait sans doute à reconnaître une demi-vérité à l’oreille –, mais hocha laconiquement la tête et leur fit signe de partir.
Turk repartit donc avec Lise le long du centre commercial effondré, passant bien à l’écart des fouilles, et dès qu’ils furent hors de voix, il s’étonna : « Des points de repère ? »
Elle avoua avoir surtout voulu s’éloigner de Dvali, ne serait-ce que quelques minutes. « Je me suis dit aussi qu’on pourrait monter au-dessus de ces arbres pour jeter un coup d’œil sur les environs.
— Et tu comptes faire ça comment ? »
Elle lui montra. Tout au sud du centre commercial, il restait un quadrilatère de murs extérieurs intacts auquel un escalier de secours en acier était toujours fixé. Elle dit l’avoir remarqué plus tôt dans la journée. Après examen, Turk jugea celui-ci assez solide pour supporter leur poids, et puis ouais, ce n’était sans doute pas une mauvaise idée d’inspecter les environs avant la nuit, tant qu’ils évitaient les imprudences. Ils montèrent donc jusqu’au toit et, dans la seule lumière de l’après-midi finissant, avancèrent sur une plate-forme en acier ajouré au-dessus des globes, d’où ils s’émerveillèrent de ce qu’ils virent.
Si elle rappelait à Lise celle qu’elle avait eue au matin depuis les quartiers des foreurs, la vue s’étendait cette fois dans toutes les directions, dont l’ouest – la direction d’Isaac, pensa-t-elle étourdiment – où quelque chose de monstrueux était sorti du sol.
Au-dessus des cimes de la Sombre Forêt, on distinguait facilement les ruines des structures humaines. La longue ligne du centre commercial effondré gisait en travers de la forêt tel un train ayant déraillé. L’immeuble où ils avaient passé la nuit montait entre les arbres comme la proue d’un navire échoué, et plus loin, Lise distinguait les silhouettes des derricks, des tours de craquage et des citernes. Quelque chose brûlait dans les champs pétroliers : le vent étirait une ligne de fumée noire sur l’horizon. Les pousses des Hypothétiques, qui tapissaient le désert dans toutes les directions et rayonnaient d’une lumière propre tout en reflétant celle du soleil couchant, lui parurent une mer de joyaux sombres. Elle se demanda quelle masse ces choses avaient dû extraire des cendres, du sol ou de l’atmosphère pour arriver à se développer, et s’il avait fallu évider l’ensemble du bassin intérieur d’Équatoria pour les construire. Elle vit aussi à l’ouest, dans l’éclat du soleil…