« Accroche-toi », lui conseilla Turk au moment où une bourrasque de vent faisait vibrer la plate-forme, mais elle se cramponnait déjà si fort à la rambarde qu’elle en avait mal aux doigts.
À l’ouest, quelque chose d’immense s’était levé. Une espèce d’Arc.
Lise était passée trois fois en bateau sous l’Arc des Hypothétiques : deux fois durant son adolescence, pour venir à Port Magellan avec ses parents (et en repartir sans son père), la dernière à l’âge adulte. Cet Arc-là, si impressionnant soit-il, avait été trop immense pour qu’on le perçoive comme une et une seule chose : on en distinguait le pilier le plus proche, montant en flèche jusqu’au-dessus de l’atmosphère, ou la partie qui continuait à refléter le soleil durant les premières heures de la nuit, éclat argenté flottant bien au-dessus de l’océan.
Ce qu’elle voyait maintenant était moins immense – elle le voyait en entier, U inversé sur fond de crépuscule –, mais sa taille n’en paraissait que plus évidente. Il devait mesurer des dizaines de kilomètres de haut, assez pour qu’une brume de nuages en pâlisse la courbe supérieure. Mais il semblait en même temps délicat, presque fragile : comment supportait-il son propre poids ? Plus important, que faisait-il là ? À quoi était-il destiné ?
Une bourrasque encore plus forte secoua la plate-forme, soufflant les cheveux emmêlés de Turk dans ses yeux. Lise n’aimait pas l’expression sur son visage quand il examinait cette chose à l’ouest. Pour la première fois depuis qu’elle le connaissait, il semblait perdu. Perdu, et un peu effrayé.
« On ne devrait pas rester là-dessus, dit-il. Avec ce vent. »
Elle en convint. La vue était magnifique, dans un style surnaturel, mais également intolérable. Elle impliquait trop de choses. Lise redescendit derrière Turk.
Ils firent une pause au pied de l’escalier, de retour sous les globes, comme des souris au milieu de champignons, se dit-elle, à l’abri du vent. Ils gardèrent le silence quelques instants.
Puis Turk plongea la main gauche dans la poche de son jean crasseux et en ressortit sa boussole, cette même boussole de surplus militaire au boîtier de cuivre cabossé qu’il portait le jour où il avait conduit Lise au-dessus des montagnes dans son avion. Il ouvrit le boîtier et regarda l’aiguille qui oscillait doucement, comme si elle hésitait sur l’alignement à prendre. Puis il saisit la main de Lise et posa la boussole sur sa paume.
« Pour quoi faire ?
— Je ne sais pas si cette putain de forêt se termine quelque part, mais si c’est le cas, tu auras sans doute besoin d’une boussole pour trouver la sortie.
— Et alors ? Il suffira que je te suive. Garde-la.
— Je veux que tu l’aies.
— Mais…
— Allez, Lise. Qu’est-ce que je t’ai offert, depuis qu’on est ensemble ? J’aimerais t’offrir quelque chose. Ça me ferait plaisir. Prends-la. »
Avec gratitude et un peu de gêne, elle referma les doigts sur le boîtier de cuivre froid.
« Je pensais à Dvali », lui confia Lise tandis qu’ils revenaient au camp. Elle savait déraisonnable d’en parler à voix haute, mais à eux tous, l’épuisement, le scintillement crépusculaire de la forêt (pas entièrement sombre, elle devait bien l’admettre) et l’étrange cadeau de Turk l’avaient rendue téméraire. « À cette communauté qu’il a mise en place dans le désert. D’après Sulean Moï, il y a eu d’autres tentatives de créer la même chose, mais on les a arrêtées à temps. Dvali devait bien le savoir, non ?
— J’imagine.
— Sauf que cette information n’avait pas l’air de beaucoup le gêner. Il a mis un tas de monde dans la confidence. Dont mon père.
— S’il s’était montré trop imprudent, ils l’auraient attrapé.
— Il a changé ses plans. Il me l’a dit. Il était censé installer sa colonie sur la côte ouest, mais il a changé d’avis après avoir quitté l’université.
— Il n’est pas idiot, Lise.
— Je ne pense pas qu’il soit idiot. Je pense qu’il ment. Il n’a jamais eu l’intention d’aller sur la côte ouest. Le plan de la côte ouest, c’était des conneries. C’était des conneries exprès.
— Peut-être, admit Turk. Quelle importance ?
— Des mensonges pour faire perdre sa trace à ses poursuivants. Tu vois où je veux en venir ? Dvali savait que la Sécurité génomique le recherchait, il devait bien se douter qu’elle viendrait voir mon père. Turk, il était assis juste à côté de moi quand il m’a dit qu’il savait que mon père était un homme de principes, quelqu’un de loyal qui ne dirait pas au DSG ce qu’il voulait savoir, sauf sous la contrainte la plus extrême. Dvali aurait pu le prévenir dès qu’il a su le DSG à Port Magellan, voire avant. Mais ce n’est pas ce qu’il voulait. Mon père n’était pas d’accord avec le projet de Dvali pour des raisons morales, alors Dvali s’en est servi comme d’un chiffon rouge.
— Il ne pouvait pas savoir que ton père se ferait tuer.
— Mais il devait bien savoir que ça pouvait arriver, et il s’attendait sûrement à ce qu’on le torture. Si ce n’est pas du meurtre, ça n’en est pas loin. » Meurtre indirect… le seul type de meurtre qu’un Quatrième était capable de commettre.
Elle ignorait ce qu’elle pourrait faire de cette pensée, qui avait commencé à brûler comme un feu de broussailles dans son esprit. Pourrait-elle à nouveau regarder Dvali en face ? Devait-elle lui dire ce qu’elle avait deviné, ou feindre l’innocence jusqu’à ce qu’ils aient échappé à cet endroit ? Et ensuite ? Existait-il une véritable justice pour les Quatrièmes ? Elle se dit que Diane Dupree pourrait répondre à cette question, ou Sulean Moï…
Si elles étaient encore en vie.
« Écoute », dit Turk.
Lise n’entendait que les cimes de la Sombre Forêt bruire dans le vent qui se levait. Turk et elle avaient regagné les quais de chargement, l’endroit où la sinistre haie de fleurs à yeux avait poussé, mais on n’entendait même plus cet exaspérant scratch-tac, parce que…
Elle écarquilla les yeux.
« Ça s’est arrêté », dit Turk.
Le creusement avait cessé.
Trente-trois
Inquiet de voir le vent se lever, Avram Dvali ramassait des boîtes de conserve quand les bruits d’excavation cessèrent soudain. Il se redressa, glacé.
Sa première pensée fut : le garçon est mort. Les arbres des Hypothétiques avaient cessé de creuser parce que le garçon était mort. Et pendant un très long battement de cœur, cela ne lui sembla pas une simple possibilité, mais une vérité bordée de noir. Puis il songea : ou alors ils l’ont retrouvé.
Il lâcha ce qu’il tenait et courut vers les fouilles.