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Dans sa hâte, il faillit percuter la haie de roses oculaires. L’une des plus grandes se tourna pour l’examiner d’un œil aussi indifférent qu’une perle noire. Il l’ignora.

Il fut stupéfait par la quantité de travail accomplie par les arbres fouisseurs depuis son dernier coup d’œil. Les racines spatulées étaient lentes, mais leurs tâtonnements et triages collectifs avaient dégagé un mur intact, et derrière lui, conduisant à l’intérieur, une ouverture dans l’amoncellement de décombres.

Il dépassa les roses oculaires, repoussa leurs tiges charnues, parce que, quelque part dans cette obscurité confinée, Isaac devait toujours être vivant, vivant et en pleine conversation avec les forces que Dvali adorait et redoutait depuis qu’elles s’étaient saisies de la Terre pour la sortir du temps : les Hypothétiques.

Les racines des arbres, qui s’étaient retirées de l’excavation pratiquée par leurs soins, gisaient entremêlées et immobiles à l’entrée de la pièce enfouie. Dvali hésita au seuil de l’ouverture, tout juste assez large pour lui. Il savait imprudent d’aller plus loin – il devait y avoir énormément, sans doute plusieurs tonnes, de décombres en équilibre sur le plafond partiellement intact, et rien pour soutenir celui-ci sinon quelques solives et quelques poutres qui gémissaient sous la charge –, mais il savait aussi qu’il ne pourrait pas s’en empêcher.

Le vent de plus en plus fort avait commencé à hululer dans les ruines avec une insistance de sirène.

Lorsqu’il avança d’un pas supplémentaire dans la pénombre, l’odeur infecte lui fit plisser le nez. Indubitablement, quelque chose était mort là-dedans. Le cœur lui manqua. « Isaac ! » appela-t-il. La faible lumière ambiante ne lui montra rien, puis ses yeux s’y adaptèrent et certaines formes apparurent.

La Martienne, Sulean Moï : était-elle morte ? Non. Elle leva les yeux vers lui du sol de cette pièce à demi effondrée, une expression horrifiée sur le visage, peut-être aveuglée par la soudaine lumière du jour. Quel enfer a dû être cet emprisonnement, se dit Dvali. Elle se traîna à quatre pattes vers l’ouverture et il voulut l’aider, mais ses pensées ne quittaient pas Isaac. Il aurait voulu avoir une lampe, une torche, n’importe quoi.

Le vent hurlait comme un chien blessé. Une poussière de plâtre se détacha du plafond. Dvali continua à s’enfoncer dans la puanteur et les saletés.

Le corps qu’il trouva ensuite était celui de Diane Dupree. La Quatrième venue du littoral était morte, et dès qu’il en eut la certitude, il continua d’avancer. Le plafond bas l’obligea à se courber. Mais plus loin dans les ténèbres, il vit enfin Isaac… vision saisissante : Isaac vivant, Isaac agenouillé au-dessus de la forme prostrée d’Anna Rebka.

Le garçon recula un peu à l’approche de Dvali. Ses yeux étaient lumineux : les paillettes dorées dans ses iris brillaient nettement. Même sa peau semblait émettre un peu de lumière. Il n’avait pas l’air humain… n’était pas humain, se rappela Dvali Anna. Rebka ne bougeait toujours pas. « Elle est morte ? demanda-t-il.

— Non », répondit Isaac.

« Laisse-la ! » cria Sulean Moï juste derrière l’entrée de la réserve ensevelie, dans la lumière de plus en plus faible du jour. « Isaac, laisse-la, sors, c’est dangereux ! »

Mais sortant de sa gorge sèche, son appel ressemblait à une supplique sans force.

Lorsque Dvali posa les doigts sur la gorge d’Anna pour y chercher un pouls, il sut aussitôt qu’il n’en trouverait aucun. Isaac se trompait, ou niait une vérité évidente. « Si, Isaac, fit-il doucement. Elle est morte.

— C’est juste son corps, répliqua le garçon.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? »

Non sans hésitation, et à la stupéfaction de Dvali, l’enfant se mit à expliquer.

Ce vent, se dit Sulean Moï… il va nous tuer.

Elle vit Turk et Lise se précipiter vers elle dans l’amas de pousses extraterrestres, dans cette espèce de forêt… c’en fut presque trop pour elle, après ces heures de cécité dans la réserve ensevelie. Au-dessus de sa tête, des globes scintillant d’une manière étrange étaient reliés à ces… devait-elle les appeler des arbres ? Et une espèce de buisson de fleurs oculaires avait poussé à proximité, dont certaines tournaient leurs yeux stupides dans sa direction.

Le monde avait subi une transformation obscène.

Et le vent : d’où venait-il ? Il gagnait en intensité presque de seconde en seconde. Il tirait sur les ruines derrière elle, soulevait bien haut entre les arbres extraterrestres des cerfs-volants de plaques de plâtre abîmées et de toile goudronnée.

Elle tourna la tête vers la réserve et appela, cette fois de manière plus audible : « Isaac ! »

C’était le garçon qui comptait, pas cet idiot d’Avram Dvali.

« Isaac, sors ! »

Tandis que les décombres instables frémissaient et gémissaient.

Dvali comprit aussitôt ce que lui racontait le garçon. Cela allait un peu au-delà de ce qu’il avait longtemps imaginé… Isaac était devenu un intermédiaire avec les Hypothétiques, mais avec cette différence stupéfiante : il avait pu intégrer les souvenirs d’Anna Rebka avant sa mort. Elle vivait en lui. Tout comme Esh, l’enfant martien.

Il chuchota : « Anna ? »

Comme s’il pouvait la sommer de sortir du garçon à la manière d’un prestidigitateur invoquant un fantôme. Mais les yeux de l’enfant changèrent d’une manière indéfinissable, le coin de ses lèvres s’abaissa comme de dégoût, et il eut exactement la même expression que celle avec laquelle Anna le regardait depuis quelque temps.

Puis Dvali dit des mots qu’il n’avait pas prévu de prononcer, même s’ils étaient aussi logiques et aussi inévitables que le dernier pas sur une longue route :

« Prends-moi avec toi », dit-il.

Le garçon recula d’un pas en secouant la tête.

« Prends-moi avec toi, Isaac. Où que tu sois, où que tu ailles, prends-moi avec toi. »

Des poutres sous tension grincèrent comme si le poids du monde se trouvait en équilibre sur elles. Il y eut un bruit de coup de feu quand le bois craqua.

« Non », répondit l’enfant d’une voix calme et ferme.

Et c’était exaspérant. Exaspérant, car il était si près. Si près ! Et parce que la voix qui le refusait ressemblait tant à celle d’Anna.

Trente-quatre

Sulean Moï était allongée de tout son long près de la haie de fleurs oculaires. Lise ravala la peur que lui inspiraient les pousses des Hypothétiques pour la tirer à une distance plus sûre du champ de décombres tiraillés par le vent.

Turk se pencha sur la Martienne : « Où sont les autres ? »

Un instant, celle-ci sembla dans l’incapacité de répondre. Elle ouvrit la bouche, la referma. Elle est sous le choc, pensa Lise. « Morts, finit par réussir à dire la Martienne. Diane est morte. Anna Rebka…

— Et Isaac ?

— Vivant. Dvali est avec lui… à l’intérieur, là-dedans. Pourquoi est-ce qu’ils ne sortent pas ? C’est dangereux ! »

Turk se redressa pour embrasser du regard les gravats et l’ouverture étroite pratiquée par les arbres fouisseurs.

Lise le retint par le bras. Parce qu’il ne devait pas aller là-dedans, dans cette caverne chancelante, surtout pas.

Il se dégagea. Elle n’oublierait pas ce qu’elle ressentit quand son avant-bras lui glissa entre les doigts. Comme les souvenirs les meilleurs et les pires, celui-là resterait à jamais gravé dans sa mémoire. Jusqu’à la fin de ses jours, il reviendrait hanter ses longues nuits.