Mais elle ne put ni arrêter Turk ni se résoudre à le suivre.
Il faisait noir dans la réserve ensevelie. Turk faillit trébucher sur le corps de Diane Dupree avant de repérer Isaac et le Dr Dvali face à face devant une paroi d’étagères brisées et de parpaings fissurés. Dvali tendait la main pour attraper le garçon, qui reculait pas à pas, refusant qu’on le touche mais ne partant pas encore en courant, et Turk entendit Dvali le supplier à voix basse, il l’entendit malgré le rugissement de ce putain de vent qui, sorti de nulle part, semblait sur le point d’arracher le continent à ses gonds. Il avait vu assez de choses étranges dans la journée pour le reste de son existence, mais il assista à un nouveau miracle à faire froid dans le dos : la peau du garçon était devenue d’un blanc laiteux vaguement lumineux, son visage une lueur de bougie autour de ses yeux dorés, son corps une espèce de citrouille-lanterne aux côtes visibles sous le T-shirt déchiré et crasseux.
« Isaac », appela Turk, et le garçon se tourna vers lui. « Tout va bien. La porte est ouverte. Tu peux partir. »
Isaac le regarda avec reconnaissance.
Puis le vent fit un bruit évoquant la sirène d’un monstrueux navire en train de quitter le port, et toutes les ruines en équilibre au-dessus de leurs têtes commencèrent à tomber.
Sulean Moï serra Lise dans ses bras pendant que le bâtiment remuait et se tassait. Une vague de poussière de béton et de plâtre pulvérisé se déversa sur elles avant d’être emportée par l’horrible vent. « Restez par terre, intima Sulean. Vous ne pouvez pas les aider pour le moment. »
Lise se débattit encore un peu. Puis toute force la déserta, et Sulean serra la jeune femme contre son épaule en la berçant doucement. Cet effondrement final avait quelque chose de terriblement définitif, se dit Sulean. Personne n’a pu en réchapper.
Puis elle révisa son opinion.
Courbées par le vent, les roses oculaires fixaient solennellement leur attention sur quelque chose.
« Regardez », dit Sulean.
Patiemment, les arbres des Hypothétiques se remirent à creuser.
SIXIÈME PARTIE
La prescription du temps
Trente-cinq
Lorsque ce fut terminé, lorsqu’il ne resta plus de la grande forêt scintillante qu’une poignée de tiges tremblotantes en décomposition rapide, quand l’imposant Arc eut achevé son travail et fut devenu poussière, une fois le bassin désertique du Rub al-Khali rendormi pour dix autres millénaires, Lise revint à Port Magellan.
Le ciel restait clément et une cinquantaine de navires mouillaient dans le port, mais moins qu’avant, et sans doute moins qu’il n’y en aurait à l’avenir, une fois l’industrie pétrolière reconstruite et le tourisme relancé.
Elle prit une chambre d’hôtel. La Sécurité génomique ne semblait plus s’intéresser à elle depuis que les Quatrièmes de Dvali avaient fait exploser leurs bioréacteurs à Kubelick’s Grave, mais peut-être son nom figurait-il toujours sur une liste. Elle occupa donc cette chambre sous un nom d’emprunt et réfléchit à la manière dont elle pourrait entreprendre de reconstituer sa vie. Et enfin, une semaine après son arrivée – non à bord d’un chalutier, comme elle l’avait imaginé, mais d’un bus avec quarante ou cinquante autres réfugiés du Rub al-Khali –, elle rassembla assez de courage, du moins de ce qu’il lui en restait, pour appeler Brian Gately.
Quand il cessa de pousser des exclamations de surprise et d’incrédulité, elle accepta de le rencontrer en terrain neutre. Harley’s, dans la douceur de l’après-midi, à une table donnant sur les collines d’où la ville blanche dégringolait jusqu’à la baie.
Arrivée en avance, elle tua le temps en réfléchissant à ce qu’elle voulait lui dire, mais son esprit refusait de se concentrer. Un serveur lui apporta de l’eau glacée et du pain, comme pour la distraire. Elle lut sur son badge qu’il s’appelait Mahmoud, aussi demanda-t-elle à Mahmoud si Tyrell travaillait toujours là… elle se souvenait l’avoir rencontré le soir de la première chute de cendres, le 34 août, quand elle avait fait venir Turk dans ce restaurant pour lui montrer la photographie de Sulean Moï. Mahmoud répondit par la négative en précisant que Tyrell était rentré aux États-Unis. Beaucoup de monde avait quitté Port Magellan après que ces choses étranges étaient tombées du ciel. Rien n’a changé, se dit Lise, rien, et tout est différent. Juste au moment où Mahmoud s’éloignait de la table, elle vit Brian entrer. Il sourit timidement en l’apercevant. Elle hocha la tête.
Il vint s’asseoir. Brian Gately, qui ne travaillait plus au Département de Sécurité génomique. C’était une des premières choses qu’il lui avait dites au téléphone. Je ne travaille plus pour eux, avait-il affirmé, comme pour établir sa bonne foi, d’un ton solennel. J’ai démissionné. Il n’avait pas précisé pourquoi.
« Tu as failli me rater, dit-il. Je quitte mon appartement la semaine prochaine. Je n’ai plus que quatre sacs de voyage bourrés et un billet de retour.
— Tu rentres aux States ?
— Je ne vois aucune raison de rester. Je vais te dire un secret, Lise : je déteste cette ville. Et par extension, toute cette planète. »
Comme il n’appartenait plus au DSG, il ne pouvait pas l’aider. Mais il ne pouvait pas lui nuire non plus. En tant que menace, il était plus ou moins neutralisé. Restait donc à déterminer si elle lui raconterait ce qui s’était passé dans le désert. Parce qu’il allait poser la question. Elle n’en doutait pas une seconde.
Tenez bon, lui avait dit Sulean Moï, et Lise avait tenu bon, même quand le monde entier avait semblé basculer sous ses pieds. Tout autour d’elle, attirés par le vortex central de l’Arc temporel, les globes brillamment fluorescents se détachaient des arbres des Hypothétiques. Le vent devint tempête et la tempête ouragan, et Lise se réfugia contre une jetée de béton, si terrifiée qu’elle n’arrivait même plus à hurler, s’apercevant à peine que Sulean Moï se recroquevillait un peu plus loin sous le même rebord de pierre.
Le vent soufflait sans discontinuer, et Lise perdit puis retrouva conscience, se débrouillant pour rester arc-boutée contre le béton, revenant de temps en temps à elle comme s’éveillant non d’un cauchemar, mais en lui, et la nuit passa-t-elle ? Une journée, une autre nuit ?
Cela finit par s’arrêter. Le vent décrût en une simple brise, le monde se redressa, et Sulean Moï l’appela par son nom : « Lise Adams ! Vous êtes blessée ? »
Il y avait mille manières de répondre à cette question, mais elle n’arrivait pas à prononcer un mot.
Elle avait dû dormir au moins une partie du temps. L’Arc impossible avait disparu à l’ouest et la plus grande partie de la Sombre Forêt avec lui. Il ne restait que des bâtiments brisés, des fondations à nu, des chaussées fissurées et bousculées, et les souches des arbres des Hypothétiques. Revoilà le désert, se dit Lise. Et l’insupportable douleur des muscles pris de crampes, ainsi que la souffrance bien plus profonde du chagrin.
Des jours plus tard, affamée et décharnée dans ses vêtements dégoûtants, elle se tenait assise à côté de Sulean Moï non loin d’une douzaine d’autres personnes (surtout des hommes) épuisées qui avaient réchappé à la crise en se réfugiant dans des bâtiments abandonnés ou dans les interstices des installations pétrolières en ruine. Tous attendaient un bus dont les sauveteurs avaient annoncé l’arrivée imminente. Ce bus était censé les conduire dans une zone de récupération sur la côte nord-est, mais Lise et Sulean prévoyaient de s’éclipser avant, peut-être à Bustee, et de traverser les montagnes par leurs propres moyens.