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Elle se tourna vers Sulean, qui patientait le menton sur les mains. « Vous avez soif ?

— Je suis juste fatiguée », répondit la Martienne, de cette vieille voix qui lui évoquait un archet mal colophané maltraitant la corde de mi d’un violon. « Et je pensais au Dr Dvali. »

Avram Dvali. Mort au-delà de toute rédemption. « Et alors ?

— Il se trompait sur tant de choses. Mais il avait peut-être raison sur les Hypothétiques. » L’expression de la Martienne se fit encore plus mélancolique. « Je croyais qu’il n’y avait pas d’Hypothétiques dans le sens d’agents opérant de manière consciente… d’entités conscientes. Qu’il y avait uniquement le processus. Le tricotage incessant des aiguilles de l’évolution. »

À ce stade, Lise s’en fichait complètement, mais comme cela comptait pour Sulean, et que cette dernière s’était montrée gentille avec elle, elle répondit : « Eh bien quoi, ce n’est pas vrai ? Ce qui s’est passé ici… Vous voulez dire que c’était planifié ?

— Pas planifié. Aucune espèce de Conseil galactique ne s’est réuni pour décider de placer une porte temporelle au milieu d’Équatoria. Je pense qu’elle a poussé là au fil de millions et millions d’années, résultat imprévu de ce qui l’a précédé, comme tout autre acte d’évolution.

— Donc, Dvali se trompait.

— Mais seulement au sens le plus littéral. » Elle raconta qu’Isaac le lui avait expliqué dans les ruines du centre commercial. « Des millions de machines autoreproductibles extrêmement évoluées recueillent et rassemblent les informations concernant une portion d’espace. Ces informations sont rapportées ici à intervalles réguliers pour compilation. L’Arc temporel les expédie dans le futur, dix mille ans dans le futur, et au même moment, un corpus similaire d’informations anciennes est libéré dans le présent pour être réabsorbé et restaurer ce qui a été perdu dans l’entropie. Ce n’est pas de la mémoire au sens passif. C’est un acte de souvenance. Et les organismes se souviennent afin de préserver leur comportement ou de le modifier utilement.

— C’est de cette manière que le réseau des Hypothétiques se souvient, d’accord, je comprends, mais…

— Mais si le réseau se souvient, il doit avoir une espèce de volonté, du moins la sensation rudimentaire que sa propre existence est distincte du reste du monde naturel. Autrement dit, en tant que tout, c’est exactement ce que le Dr Dvali imaginait… un être transcendant si vaste que même la relation détaillée d’une vie humaine n’est qu’une fraction infinitésimale de son plus petit constituant. »

La relation détaillée d’une vie humaine. Comme celle d’Esh, par exemple. Ou de…

« Et ça implique aussi autre chose, poursuivit Sulean Moï. Autre chose de peut-être encore plus horrible. Prenez Jason Lawton. Vu que le réseau des Hypothétiques se souvient de lui, il est parvenu à une espèce d’existence par-delà la mort. Une existence passive, peut-être, mais néanmoins significative. Et que ferons-nous de ça, mademoiselle Adams, une fois la vérité connue ? Exprimé plus simplement : il y a un dieu, un dieu qui peut permettre l’immortalité, et cette immortalité peut s’obtenir par l’intermédiaire d’un médicament : celui-là même qu’a pris Jason Lawton, celui qui l’a relié aux Hypothétiques avant de le tuer.

— Mais si ce médicament est mortel… dit Lise.

— Tout à fait mortel sur le plan physique, mais si on se souvient de vous, si vous passez directement de la mort à l’esprit d’un dieu très réel…

— Ça va tenter les gens.

— Plus que tenter. Ils appelleront ça le Cinquième Âge. Souvenez-vous de ce que je vous dis. Ils appelleront ça le Cinquième Âge, non pas un âge adulte au-delà de l’âge adulte, mais une naissance au-delà de la mort. Ils l’adoreront, ils se le disputeront, ils créeront leurs Départements de Sécurité spirituelle, et qu’est-ce que ça fera de nous, à long terme ? J’ai peur d’y penser. »

La Martienne ferma les yeux comme pour se protéger de cette intolérable vision de l’avenir.

Lise essayait toujours de comprendre ce qu’avait dit Sulean sur les Hypothétiques : s’ils pouvaient se souvenir, ils avaient forcément conscience de leur propre existence, ils devaient avoir une sorte d’esprit. Un esprit constitué d’innombrables millions de parties stupides, mais n’était-ce pas la définition de tout esprit ? Du sien, par exemple ?

Le soleil de l’après-midi brillait implacablement. Lise but à longs traits à l’une des bouteilles d’eau distribuées par les sauveteurs et rajusta le bord de son chapeau, autre don des sauveteurs. Elle demanda : « Si cette chose a une mémoire, qu’a-t-elle d’autre ? Peut-on en conclure qu’elle a de la compassion, par exemple, ou de l’imagination ? »

Sulean y réfléchit quelques instants. Puis elle sourit, ce que Lise supposa douloureux, avec ses vieilles lèvres gercées qui saignaient par endroits. « Je n’en sais rien. Nous avons peut-être notre propre rôle à jouer. En tant qu’espèce, je veux dire. L’intervention des Hypothétiques fait de nous quelque chose d’imprévisible. Vous n’appelleriez pas ça un acte d’imagination ? »

Ainsi le réseau des Hypothétiques se souvenait-il, peut-être même rêvait-il et intégrait-il l’humanité dans ses rêves. Mais ressentait-il du chagrin ? S’émerveillait-il des galaxies présentes au-delà de ses propres limites ? Leur parlait-il, et lui répondaient-elles ?

C’était des questions que son père aurait posées.

Lise voyait devant elle son ombre s’étendre comme un double obscur. Elle plissa des yeux pour mieux voir de loin. Cette petite tache dans le désert sans le moindre ombrage devait être le bus qui arrivait.

S’il vit, pensa-t-elle, cela signifie-t-il qu’il mourra ? Et sait-il qu’il mourra ?

Et veut-il vivre éternellement ?

La plus grande partie de ce à quoi Lise avait assisté de première main – la forêt extraterrestre, l’éruption puis l’effondrement de l’Arc temporel – avait été filmée par des drones et transmise à Port Magellan. À l’heure qu’il était, ces images avaient fait le tour de la planète et de celle, plus peuplée, d’à côté. Les commentateurs s’étaient mis à en parler comme d’« un événement d’une portée inconnue en relation avec les Hypothétiques ». Elle dit à Brian s’être trouvée tout près de ces événements et avoir eu de la chance d’en sortir vivante, mais refusa de se laisser soutirer des détails. Pas parce qu’elle n’avait pas confiance en lui, mais parce que le souvenir était encore trop vivace dans son esprit pour être mis en mots.

Brian sembla accepter cela, mais il demanda ensuite, avec tout le tact dont il était capable, ce qui était arrivé à Turk Findley. Lise ferma alors les yeux en se demandant comment répondre.

Tout ce à quoi elle pouvait penser (et elle ne pouvait en parler), c’était au son de la voix de Turk sortant du vent et de la nuit.

Hors des ténèbres percées par la lueur des fruits encore accrochés aux arbres des Hypothétiques. Les globes au sommet des tiges projetaient collectivement une lumière éthérée d’étoiles alors même que le vent hurlait autour d’eux et les emportait en nombre toujours plus grand. Leurs couleurs toujours changeantes se reflétaient sur le visage de Sulean Moï, qui s’était drapée d’une bâche avant de gagner en rampant le maigre abri d’une jetée en béton. Au matin, se promit Lise, lorsque le vent cessera (si il cesse), dès qu’on pourra tenir debout, je me mettrai à creuser, je me mettrai à creuser là où les arbres creusaient, je déterrerai Turk, Isaac et même le Dr Dvali. Mais beaucoup de temps – plusieurs heures – s’était écoulé depuis l’effondrement du bâtiment, pendant lequel le vent avait régulièrement gagné en force, courbant les arbres des Hypothétiques comme des pénitents en prière. Des bourrasques hurlantes traversaient les brèches de la jetée en béton, et Lise entendait les plaques de plâtre et les feuilles de métal chanter en prenant l’air. Les globes rayonnants vibraient sur leurs branches raides ou se détachaient pour être aussitôt emportés vers le haut. Elle les vit ou rêva qu’elle les voyait s’assembler dans le ciel, former une espèce de fleuve au-dessus des arbres désormais nus, un vol, comme des oiseaux lumineux en train de migrer, de s’écouler jusque dans l’Arc temporel.