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« Lise », dit une voix derrière elle, avec assez de force pour se faire entendre malgré le hurlement du vent, avec une force insupportable, mais comme c’était celle de Turk, elle se redressa avec stupéfaction et voulut se tourner vers lui. Il lui parlait d’un endroit quelque part derrière ces blocs de béton, résistant d’une manière ou d’une autre à ce vent de tempête. « Turk !

— Ne me regarde pas, Lise. Il ne vaut mieux pas. »

Cela lui fit si peur qu’elle ne put pas regarder. Elle l’imagina avec une horrible blessure. Elle baissa donc les yeux vers le sol, mais cela n’arrangea rien, car les ombres lui apprirent qu’une lumière vive provenait de l’endroit où devait se tenir Turk… et sans doute de Turk lui-même. Ce qui risquait de plonger Lise dans une terreur encore plus extrême, aussi ferma-t-elle complètement les yeux. Elle les ferma de toutes ses forces. Et serra les poings. Et le laissa parler.

« Lise ? dit Brian. Tout va bien ?

— Oui », dit-elle. Il y avait devant elle un verre de vin que Mahmoud remplissait. Remplissait une nouvelle fois. Elle le repoussa. « Désolée. »

Turk avait dit plusieurs choses.

Certaines personnelles. Qu’elle emporterait dans la tombe. Des mots destinés à elle et rien qu’à elle.

Il s’était excusé en mots simples de la quitter. Il affirmait ne pas avoir le choix. Il ne lui restait plus qu’une seule porte.

Lorsqu’elle lui demanda où il allait, il répondit seulement : « Dans l’Ouest. »

« Il est parti dans l’Ouest », assura-t-elle à Brian.

Et lorsqu’elle finit par s’obliger à relever la tête pour regarder, pour regarder vraiment, elle ne vit pas Turk mais Isaac. Isaac en haillons, Isaac blessé, avec un bras tordu deux fois dans la mauvaise direction, mais Isaac qui brillait comme une pleine lune. Avec une peau désormais aussi lumineuse et aux couleurs aussi changeantes que les globes mémoriels, comme s’il était devenu un des leurs. Ce qui, supposa-t-elle, était le cas.

Elle comprit cela grâce aux explications de Turk. Le corps de Turk se trouvait toujours sous les décombres, mais son souvenir vivant était là, avec ces restes abîmés d’Isaac dégagés par les arbres des Hypothétiques. Et Esh l’accompagnait, ainsi que Jason Lawton, et Anna Rebka.

Et Diane ?

Diane, dit-il, avait préféré rester en arrière.

Et le Dr Dvali ? demanda-t-elle.

Non. Pas le Dr Dvali.

L’enveloppe lumineuse d’Isaac s’était alors donnée au vent, et le vent l’avait emportée vers l’ouest.

Brian disait quelque chose sur « ton livre ».

« Il n’y a jamais eu de livre.

— Tu en as appris davantage sur ton père ?

— Un peu.

— Parce que j’ai fait des recherches de mon côté. Après que tu m’as parlé de Tomas Ginn. J’ai demandé des renseignements. Ginn est mort, Lise. Il a été tué pendant un interrogatoire secret. »

Lise garda le silence.

« Il est peut-être arrivé la même chose à ton père.

— Peut-être ?

— Eh bien, non. En fait, c’est ce qui lui est arrivé.

— Tu as des preuves ?

— Une photographie. Pas vraiment une preuve. Elle n’a rien de recevable. Mais c’est la vérité, Lise, si c’est la vérité que tu recherchais. »

Une photographie de son père… de son cadavre, semblait sous-entendre Brian. Elle ne voulait pas la voir. « Je sais ce qui s’est passé, affirma-t-elle.

— Vraiment ? »

Elle savait ce qui était arrivé à son irréprochable père, et elle savait quelque chose que même Brian ignorait : elle savait ce qui l’avait tué et pourquoi. Elle avait même envoyé un message à sa mère en Californie, un texte qui disait :

Il n’est pas parti. On l’a enlevé. Je le sais.

Sa mère avait répondu : Alors tu peux rentrer à la maison.

Mais j’y suis, avait répliqué Lise, et plus tard, en marchant sur les quais par un matin encombré de brouillard, elle s’aperçut que c’était vrai.

Lise avait dit au revoir à Sulean Moï à un arrêt de bus dans la campagne, quelque part sur le chemin du retour à Port M. Elle avait demandé à la Martienne si elle pourrait se débrouiller seule, oubliant que, depuis des décennies, celle-ci comptait uniquement sur son intelligence et sur la générosité de Quatrièmes charitables pour vivre. Sulean avait dit qu’il lui restait du travail : si Isaac avait été un échec majeur pour elle, d’autres batailles restaient à livrer. Quelle que soit la véritable nature du réseau des Hypothétiques, Sulean Moï continuait à désapprouver ses relations avec les êtres humains. « Je ne veux pas faire partie des grandes transactions d’une créature, avait-elle dit. Ni que mon espèce en fasse partie.

— Et donc, où irez-vous ? » avait demandé Lise, question à laquelle la Martienne avait répondu en souriant : « Peut-être dans l’Ouest. Et vous ? Vous, ça va ? »

Non, bien sûr que non, ça n’allait pas. Les souvenirs que Lise gardait du Rub al-Khali lui vaudraient des mois, voire des années de rêves trempés de sueur. Mais elle avait haussé les épaules en répondant : « Je survivrai », et sans doute était-ce une réponse sincère, car la Martienne avait pris sa main en la regardant dans les yeux, puis hoché solennellement la tête.

« J’aurais voulu que ça se passe mieux entre nous », dit Brian, ce qui était sa manière de reconnaître que leur mariage appartenait bel et bien au passé. « J’aurais voulu que beaucoup de choses se passent mieux. »

Ce qui rendit plus facile à Lise de lui être reconnaissante pour tout ce qu’il avait fait ou essayé de faire pour elle. Plus facile de ne rien trouver à lui reprocher.

Ils avaient terminé leur dîner depuis longtemps. C’était déjà le crépuscule. En bas à Port M, les lumières commençaient à s’allumer, depuis l’éclairage des panneaux d’affichage longeant la rue de Madagascar jusqu’aux guirlandes de diodes multicolores qui embellissaient les souks et les marchés libres. Toute cette beauté polyglotte, se dit Lise, comme si la ville était un organisme unique, suivant ses propres rythmes diurnes et imprégné de sa propre imagination en devenir. Elle se demanda si la ville existerait toujours mille ans plus tard… ou dix mille ans plus tard, quand le fantôme de Turk sortirait de l’Arc temporel pour entamer un nouveau cycle.

Toute véritable compréhension de la nature des Hypothétiques doit prendre ce fait en compte. Ils étaient déjà très vieux la première fois que nous avons croisé leur chemin, ils le sont encore davantage maintenant.

L’introduction du livre de son père.