— Va chercher le directeur, alors.
— M. Darnell ne travaille pas ce soir. J’imagine que, du coup, c’est moi le responsable.
— Alors va me chercher une nappe, Tyrell. Je veux jeter un coup d’œil à ce truc.
— Ne mets pas la pagaille dans mon restaurant.
— Je ferai attention. »
Tyrell alla dénuder une table. « Tu vas sortir ? demanda Lise.
— Juste le temps de récupérer un peu de ce qui tombe.
— Et si c’est toxique ?
— Dans ce cas, j’imagine qu’on est tous foutus. » Elle tressaillit, aussi ajouta-t-il : « Mais j’imagine qu’on le saurait déjà, si c’était toxique.
— Quoi qu’il en soit, ce machin ne peut pas être bon pour tes poumons.
— Aide-moi à me nouer cette serviette sur le visage, alors. »
Les serveurs et les dîneurs restants les regardèrent avec curiosité, mais sans faire mine de les aider. Turk emporta la nappe vers l’accès à la terrasse le plus proche et fit signe à Tyrell de l’ouvrir. L’odeur s’intensifia aussitôt – on aurait dit le pelage roussi et mouillé d’un animal – et Turk se dépêcha d’étaler la nappe sur le sol avant de reculer à l’intérieur.
« Et maintenant ? voulut savoir Tyrell.
— On la laisse là quelques minutes. »
Il alla retrouver Lise et, ne trouvant aucun sujet de conversation, ils regardèrent la poussière tomber pendant un quart d’heure de plus. Lise lui demanda comment il comptait rentrer chez lui. Il haussa les épaules. Il vivait dans ce qui n’était guère qu’un mobil-home, quelques kilomètres plus loin que l’aérodrome. Il y avait déjà bien un centimètre et demi de cendres sur le sol, et les voitures avançaient au ralenti.
« Je n’habite qu’à quelques pâtés de maisons, l’informa-t-elle. Tu sais, le nouvel immeuble sur la rue Abbas, près des bâtiments de l’Autorité territoriale. Il doit être assez solide. »
C’était la première fois qu’elle l’invitait chez elle. Il hocha la tête.
Mais sa curiosité n’était pas satisfaite. Il fit signe à Tyrell, qui servait du café aux personnes encore présentes, et celui-ci rouvrit la porte de la terrasse. Turk attrapa la nappe étalée, que recouvrait désormais une couche de cendres, et la tira doucement pour déranger le moins possible les structures fragiles qu’elle avait pu récupérer. Tyrell referma très vite la porte. « Berk ! Ça pue. »
Turk épousseta les quelques flocons de cendres grises s’accrochant à sa chemise et ses cheveux. Lise le rejoignit au moment où il s’accroupissait pour examiner les fragments sur la nappe. Deux dîneurs curieux tirèrent leurs chaises un peu plus près, plissant malgré tout le nez à cause de l’odeur.
« Tu aurais un stylo ou un crayon ? » demanda Turk.
Lise fouilla dans son sac et tendit un stylo à Turk, qui l’enfonça dans la couche de poussière accumulée sur le linge.
« Qu’est-ce que c’est que ce truc ? demanda Lise par-dessus son épaule. Sur ta gauche. On dirait, je ne sais pas, un gland… »
Turk n’avait pas vu de glands depuis des années. Aucun chêne ne poussait sur Équatoria. L’objet dans les cendres avait à peu près la taille de son pouce. En forme de soucoupe d’un côté, il se terminait de l’autre en pointe émoussée… un gland, ou peut-être un œuf minuscule coiffé d’un tout aussi minuscule sombrero. Il semblait constitué de la même matière que les cendres tombées du ciel, et se désagrégea, comme dépourvu de toute consistance, quand Turk le toucha du bout du stylo.
« Et par là », dit Lise en montrant un deuxième endroit. Un autre objet avec une forme précise, ressemblant cette fois à un engrenage de vieille horloge mécanique. Lui aussi tomba en poussière quand Turk le toucha.
Tyrell alla chercher une torche électrique dans l’arrière-salle. Lorsqu’il en promena le faisceau en lumière rasante sur la nappe, ils virent apparaître un grand nombre de ces objets. Si toutefois on pouvait parler d’« objets »… les restes vaguement structurés de choses qui semblaient avoir été manufacturées. Il y avait un tube d’environ un centimètre de long, parfaitement lisse, un autre à peu près de la même taille, mais avec des protubérances, comme une portion de l’épine dorsale d’un petit animal, genre souris. Il y avait des épines à six pointes, un disque avec des rayons miniatures friables qui ressemblait à une roue de bicyclette, et un anneau biseauté. Certaines de ces choses brillaient d’une légère lueur résiduelle.
« C’est tout brûlé », fit remarquer Lise.
Brûlé ou bien décomposé. Mais comment quelque chose de si totalement consumé pouvait-il rester un tant soit peu intact en étant tombé du ciel ? De quoi avaient été faites ces choses ?
On voyait aussi parmi les cendres quelques taches lumineuses. Turk passa la main au-dessus de l’une d’entre elles.
« Attention, prévint Lise.
— Ce n’est pas brûlant. Pas même chaud.
— Ça pourrait être, je ne sais pas, radioactif.
— Possible. » Dans ce cas, c’était encore un scénario de fin du monde. Dehors, tout le monde inhalait cette substance. Dedans, tout le monde le ferait bientôt. Aucun bâtiment de Port Magellan n’était étanche, aucun ne filtrait l’air entrant.
« Ça t’apprend quelque chose ? » demanda Tyrell.
Turk se releva en s’époussetant les mains. « Ouais. Ça m’apprend que j’en sais encore moins que ce que je croyais. »
Il accepta l’offre d’hébergement temporaire de Lise. Ils empruntèrent des vêtements à Tyrell, des vestes de cuisinier pour protéger leurs habits des cendres qui tombaient, et traversèrent le plus vite possible les dunes grises sur le parking pour arriver à la voiture de Lise. Le nuage de cendres avait assombri le ciel, masqué la pluie de météorites, estompé les lampadaires.
Lise conduisait une automobile chinoise, plus petite que celle de Turk, mais plus récente et sans doute plus fiable. Turk se secoua au moment de s’installer sur le siège passager.
Sortant par l’arrière du parking, Lise s’engagea dans une avenue étroite mais moins fréquentée qui reliait la rue de Madagascar à la rue Abbas. Elle manœuvrait son véhicule avec une espèce de grâce prudente, lui faisant franchir en douceur les accumulations de poussière, aussi Turk la laissa-t-il se concentrer sur sa conduite. « Tu crois que c’est lié à la pluie de météorites ? demanda-t-elle toutefois alors que la circulation ralentissait.
— On dirait plutôt une coïncidence. Mais qui sait.
— Ce n’est certainement pas de la cendre volcanique.
— Je ne pense pas.
— Ça pourrait provenir de l’extérieur de l’atmosphère.
— Sans doute, oui.
— Alors si ça se trouve, c’est lié aux Hypothétiques. »
Durant le Spin, les gens n’avaient cessé de s’interroger sur les Hypothétiques, ces entités toujours mystérieuses qui avaient propulsé la Terre quelques milliards d’années plus loin dans l’avenir galactique et ouvert un passage entre l’océan Indien et le Nouveau Monde. Personne n’était jamais arrivé à la moindre conclusion sérieuse, à ce que croyait savoir Turk. « Possible. Mais ça n’explique rien.
— Mon père parlait beaucoup des Hypothétiques. Il m’a dit par exemple qu’on avait tendance à oublier à quel point l’Univers est plus vieux qu’avant le Spin. L’Univers a peut-être changé d’une manière qu’on ne comprend pas. Tous les manuels scolaires disent que les comètes et les météorites viennent de l’autre bout du système solaire… qu’ils tombent sur Terre, ici, ou n’importe où dans la galaxie. Mais ce n’était jamais qu’une observation locale… et dépassée depuis quatre milliards d’années. D’après certaines théories, les Hypothétiques ne sont pas des organismes biologiques et n’ont jamais… »