— J'ai idée que tu vas prendre des goûts de luxe, ici ? dis-je à ma mère. Tu fais un peu souveraine en voyage.
Elle a un petit sourire effarouché. En fait de souveraine, elle est plutôt désemparée, ma Félicie. Dans le fond, je me demande si j'ai eu raison de la transplanter comme ça. Je suis certain qu'en ce moment, malgré sa joie de m'accompagner, elle regrette son pavillon de Saint-Cloud, son encaustique, ses confitures, les jérémiades de notre femme de ménage et le jardin qui fait la gueule dans l'hiver… La preuve, elle soupire :
— Je sais que j'ai dégivré le frigo, mais te souviens-tu si j'ai laissé sa porte ouverte ?
— J'en suis certain, affirmé-je effrontément, car du moment qu'on n'y peut plus rien changer, autant la rassurer.
Elle pousse un cri.
— Seigneur Dieu !
— Oui ?
Je me suis accoudé au balcon pour me gaver de soleil. La rumeur de la plage et l'âcre senteur de la mer montent jusqu’à moi, chavirantes.
— Antoine, ça y est, je viens de penser à une chose : j'ai oublié les fruits dans le compotier de la salle à manger. Ils vont pourrir et la pièce empestera.
— C'est quoi comme fruits ?
— Des oranges et des bananes.
— T'inquiète pas, mieux vaut que ça soit ça que des melons ! Les oranges ont la vie dure, quant aux bananes, plus elles sont faisandées, plus je les aime. Et puis quoi ! Nous ne sommes ici que pour quelques jours…
— Je t'ennuie avec mes bêtises, hein, mon grand ?
— Pas du tout, mais laisse-toi vivre et oublie un peu la maison, tu n'en éprouveras que plus de joie à la retrouver. Tu es au Brésil, m'man, au Copacabana Palace. Des milliers de gens, de par le monde, rêvent d'être à ta place en ce moment, et toi tu cafardes à cause de quelques oranges !
— Tu dois me trouver ridicule, hein ?
Je la prends dans mes bras pour la bercer.
— Oh ! non, m'man, jamais je ne te trouverai ridicule. Tu es si rassurante, au contraire !
On se fait miauler deux ou trois bises, puis je réagis.
— Bon, c'est pas le tout, je suis ici pour travailler ; pendant que tu défais les valises, je vais aller changer un peu de fric et prendre mes premiers contacts. Si tu as besoin de quoi que ce soit, demande-le par téléphone.
— Maie je ne parle pas la langue.
— Dans un palace, tu trouveras toujours des employés qui parleront la tienne. A tout à l'heure.
Je l'abandonne à regret car il s'agit bien d'un abandon. Elle est complètement perdue dans cette immense boutique, la chère femme. Elle ressemble à une dame de la campagne en consultation chez un spécialiste dont le décor la terrifierait.
A l'instant même où je m'engage dans le couloir en direction des ascenseurs, je perçois les échos d'un terrible ramdam dans l’autre aile de l'étage. Ça vocifère, ça gronde, ça grogne, ça rogne, ça cogne avec fureur. Il y a des exclamations, des interjections, des supplications. Des coups sourds. Des coups pas sourds. Le personnel pasdecharge en direction de la clameur, du séisme. Il jaillit par toutes les portes de service. Des femmes de chambre noires, des femmes de chambre café au lait, des valets en livrée, des hommes de peine, des liftiers, des bagagistes, des réceptionnistes, des cuisiniers. Les clients itou radinent, se demandant, en anglais, portugais, espagnol, allemand, italien, français, néerlandais, suisse, russe, hongrois, monégasque, arabe, hindoustani, chinois, japonais, congolais, guyanais, finnois et en aparté, ce qui se passe. Ile supposent une révolution, redoutent un tremblement de terre, craignent un début d'incendie, espèrent un assassinat.
Je suis le flot, me laisse porter, emporter, transporter. Je veux savoir aussi. Je veux voir. Je veux assister. Nous fonctionnons vers la source du fracas. Je joue des coudes, parviens au premier rang, là où un barrage de maîtres d'hôtel interdit d'aller plus loin, délimite le terrain d'action du sinistre, le localise. Alors je vois. Et, ayant vu, m'étant assuré que je ne suis pas l'objet d'un mirage et que mes sens fonctionnent, je décide que je suis à bout de stupeur. Ce que je découvre fait un pied de nez a ma raison, la désempare, la désarme, la met en cale sèche, la stratifie, la désamorce, la flétrit, la déshydrate, l'immobilise.
La tornade, le raz de marée, le typhon, la révolution, l'incendie, c'est Bérurier, mes bons amis. Vous m'avez bien lu ? Bé-ru-rier en personne, en chair, en os, à poil ! Car, hormis ses chaussettes trouées, il est nu, Béru. Nu comme un goret à l'étal ; il n'a, pour masquer sa pudeur, que ses poils personnels. Certes, ces derniers sont longs ; certes, ils sont bouclés, mais ils ne suffisent pas pourtant à camoufler les robustes accessoires dont la nature l'a doté ! Et ceux-ci ballottent au rythme de sa fureur ! Cloches de tocsin, ils sonnent à toute volée ; fouettent leur heureux propriétaire, le flagellent.
— Ouvre, nom de Dieu de merde ! clame le Mastar, affolé par l'afflux de population. Mais qu'est-ce qu'elle fabrique, cette carne ?
Il martèle la porte du poing et du pied. Lui donne des coups de fesses. Aboie dans la serrure dont la poignée lui est restée dans la main, maigre trophée qui ne saurait ternir l'éclat des siens.
— Tu vas ouvrir, dis, vache humaine ?
Il est violet à force de rage, de confusion, d'essoufflement. Mais la porte, malgré ses exhortations et ses imprécations, reste fermée.
Il lui part de la sueur de toute la périphérie. Ses multiples cicatrices bourrelètent.
— Si c'est une farce, tu vas piger ta douleur, eh, morue ! Je suis t'à poil, bon Dieu, et y a tout le populo qui radine.
A la fin, renonçant au verbe et jugeant ses gestes trop timorés, Béru prend un maximum de recul. L'épaule droite boutée, la hanche en bélier, il charge la porte et, dans un hurlement de kamikaze, la percute et la disloque.
Un frisson parcourt la foule. Ce qui suit est hors champ. Seule, notre ouïe nous renseigne sur la suite de l'impact et sur ses probables conséquences.
Le panneau de bois s'est collé à la cloison et Bérurier a continué sa trajectoire, à peine freiné par la résistance de la serrure.
On perçoit un bruit de brie de vaisselle, un éclatement de bois, une pulvérisation de vitres, des hurlements de femme. Je me précipite et point-d'interrogationne à tout berzingue. Une enfilade de portes ouvertes, avec, tout au fond, une porte-fenêtre démantelée et puis un balcon à la balustrade duquel est penchée une dame en culotte noire ; voilà ce que je découvre. C'est la dame qui glapit. Je me précipite. Dans la chambre, une table roulante naguère chargée de victuailles est agenouillée comme un dromadaire en train de se faire bâter. Des plats vides, des flaques de sauce, des arêtes de poisson, des os de mouton, des épluchures de fruits décorent maintenant la moquette tabac.
J'enjambe ces reliefs, je débouche sur le balcon. La dame, verte d'émotion, les seins opulents en bataille, me désigne le gouffre. Elle pleure, elle suffoque. Le cœur fané, j'approche de la balustrade, m'attendant au pire. Il est clair qu'emporté par sa furia, Béru a traversé l'antichambre, la chambre et le balcon et qu'il a culbuté dans le vide. Mentalement, j’essais de me rappeler à quel étage noue nous trouvons. Qu'importe ! Un seul suffit à tuer un homme qui choit sur la tête, cette tête fut-elle bérurienne.
Ma Grosse Patate doit gésir sur le macadam, désarticulée, éclatée, affreux conglomérat de viande et de boustifaille. Je m'oblige à ne pas fermer les yeux, à subir l'atroce réalité. Et que vois-je ? O grâce du ciel ! O clémence suprême Mon Béru, de plus en plus nu (il a perdu une chaussette), agrippé à l'énorme hampe d'un des drapeaux indiquant la nationalité des clients du Copacabana Palaçe ! Et ce drapeau est allemand… Vous m'entendez ? Allemand ! Merci à la vaillante voisine, ex-ennemie, de prêter cette espèce de bras secourable à ce plus-lourd-que-l'air ! Il gigote comme un gros thon harponné, Béru. La hampe s'arque, fait ressort, imprimant des secousses de plus en plus inquiétantes.