— C'est l'affaire d'un instant, déclaré-Je, sans attendre cette réponse sous cul tanné qui ne viendra pas.
Je me mets à soulever les dossiers, à ouvrir les tiroirs, à décrocher les tableaux, à explorer les placards, à déclasser les classeurs, à trousser les lampadaires. Je m'arrête par moments pour étudier, pour détecter, pour déduire. Je ne m'occupe plus du Morfondu. Au bout d'un certain temps, il émet une espèce de râle, un vagissement geignard, un appel d'asthmatique :
— San-Antonio!… O o o!…
Le râle du pneu percé ! La plainte agonisante de la portière d'autobus à fermeture pneumatique. Le soupir grinçant du frein interrompant la noble, la logique fonction de la roue.
— Oui, monsieur le directeur ?
— Qu'est-ce que ça signifie ? interroge-t-il d'une voix harassée.
Je ne réponds pas tout de suite.
— Ceci ! fais-je tout à coup, en plongeant la main dans la corbeille de roses.
J'en retire un petit appareil qui serait carré s'il n'était passablement arrondi, et à peu près plat s'il était moins épais. Une des faces de l'objet est percée de trous. Je dépose l'appareil sur le bureau du Dabe.
— Je crois que le fleuriste vous a mis ça en prime, patron.
Ayant dit, je coule l'engin dans un porte-documents de cuir qui se trouve là (car s'il ne s'y trouvait pas je serais bien embêté).
— Comme j'ai l'impression que vous êtes, sans le savoir, en relation phonique avec un monsieur que je connais, il vaut mieux rendre cette oreille sourde, imagé-je, vu que le Vioque adore tout ce qui est métaphore et fait reluire.
Il reprend du poil de l'animal.
— Que se passe-t-il, San-Antonio ?
— Il se passe qu'on vous espionne très étroitement, monsieur le directeur. Vous permettez ?
Je décroche son tubophone et je demande au brigadier-accessoiriste[3] de m'apporter une lunette d'approche.
— D'où proviennent ces fleurs, monsieur le directeur ?
— Mais, heu… Cette corbeille m'a été livrée de la part de M. le vice-sous-secrétaire d'Etat à l'Incurie romaine, déclare le Désherbé du promontoire.
— La prochaine fois, monsieur le directeur, je pense que vous devrez examiner d'un peu plus près les délicates attentions dont vous faites objet. Si certaines gens « le disent avec des fleurs », il en est d'autres, vous voyez, qui « se le font dire » également avec des fleurs.
— Quelle aventure ! murmure le Big Boss, privé de sa superbe.
On toque à la porte, et le brigadier-accessoiriste entre, tenant à la main des jumelles de théâtre, ce qui est façon (toute faite) de parler, car où les tiendrait-il, je vous le demande !
Nanti de cet instrument d'optique, je m'approche de la fenêtre du Vieux et, bien planqué dans le pli des rideaux, je le braque sur l'immeuble d'en face. Il s'agit d'une maison grise et cossue. Je me mets à grossir chaque fenêtre, en commençant par l’étage correspondant à celui du bureau directorial. Il ne me faut pas cent secondes pour dénicher un type, armé de lunettes plus fortes que les miennes et occupé à faire comme moi, mais dans le sens contraire. Pour un peu, on pourrait s'examiner le fond de l'œil, tous les deux, se dire si on a de l'albumine.
Renseigné, je reviens près du patron.
— Je suis à vous dans dix minutes, monsieur le directeur.
— Mais…
Y a pas de mais. Ou s'il y en a, je ne veux pas les entendre. Je dévale les étages vu que l’ascenseur hydraulique est trop lent pour descensionner ma frénésie, traverse la rue au pas de charge et m'engouffre dans la maison d'en face.
J'ai bien pris mes repères. Le mec au périscope crèche au sixième, à droite.
Toujours caracolant, je gravis quatre-vingt-douze degrés (il m'en manque huit pour être en ébullition), et j'apalière[4] à l'endroit prévu. A ce niveau de l'immeuble, les appartements sont modestes. Jadis, le pauvre créchait plus haut que le riche. On croyait le punir ; jusqu'au jour où les architectes s'aperçurent qu'il jouissait, en fait, du bon air, de la vue et du silence. Dès lors les derniers étages d'un immeuble devinrent les appartements d'apparat.
Je respire un grand coup, manière de me désuffoquer les éponges, et je tourne le loqueteau de la porte de droite, une minable lourde barbouillée en brun excrément.
On n'a pas fermé à clef, et je pousse le vantail sans la moindre difficulté. Je pénètre dans un étroit couloir aux carreaux disjoints. C'est sombre, pisseux, malodorant. Le couloir mène à une grande pièce dont la porte-vitrée est entrouverte. Je m'annonce sur la pointe des sabots et j'avise mon zig du restaurant, le fameux Machinchouette, assis à califourchon sur une chaise qui mate avec de fortes jumelles le burlingue du Vieux.
Il n'est pas seulâbre dans la turne. Une vieille femme fibromeuse repasse du linge triste sur sa table de cuisine à l'aide d'un fer à repasser que n'importe quel antiquaire lui achèterait un prix raisonnable.
En me voyant entrer elle ne marque aucune surprise. Simplement elle me coule un regard myope et curieux ; sans doute me prend-elle pour un copain du voyeur. Je suis prêt à vous parier ma dernière dent de sagesse contre votre première vérole que Machinchouette a monté un petit cinoche à cette brave mémé ; en lui refilant un bouquet, œuf corse, pour son dérangement.
Mon organisateur de voyages ne m'entend pas radiner car il est coiffé d'un casque d'écoute qu'il tapote nerveusement. Nonchalamment, je vais jusqu'à lui et, d'un formidable coup de pompe, je fais culbuter sa chaise, si bien qu'il se retrouve les quatre fers en l'air, avec son casque de traviole et ses jumelles sur la poitrine.
— Eh bien, eh bien ! glapit la repasseuse en se précipitant sur moi, en voilà des manières !
— Ah ! vous, Poupette, écrasez un peu, sinon je vais vous envoyer repasser à la prison Saint-Lazare !
— De quoi, de quoi ? ne s'émeut-elle pas.
— Recel de malfaiteur, ça peut vous coûter plusieurs mois de ballon !
Pendant ce bref dialogue, l'ami Machinchouette a réintégré la position verticale et me sourit d'un air indécis.
— Vous avez percé à jour mes petits secrets, commissaire ? s'efforce-t-il d'affabiliser.
— En un peu moins de pas longtemps, camarade, lui dis-je.
Et là-dessus, je lui célèbre une mornifle qui ferait éternuer son râtelier à un hippopotame. Sa gôgne se met à enfler et à violacer comme dans un documentaire sur la culture de l'aubergine.
— Ah ! non, ça va comme ça ! dit-il. Vous avez une drôle de façon de vous comporter avec les gens qui vous engagent.
— Moi, je t'engage à changer de ton, eh, fesse de rat ! Si tu me prends pour ton larbin, tu te mets le doigt dans l'œil tellement profond qu'il faudra un spéculum pour en faciliter la sortie. Qu'est-ce que tu crois ? Que je suis à vendre contre un voyage au Brésil ?
Mes paroles attisent ma rogne. Je suis comme un incendie qui se soufflerait dessus pour mieux flamber. Voilà que je le biche par la courroie des jumelles et que je lui fais décrire un valdingue à travers l’humble cuisine de la darone. Il atterrit contre le poêle, dont il déséquilibre les tuyaux. Un nuage de suie s'abat sur lui, tandis qu'une moche fumée envahit la pièce. Poupette s'affole et crie « au feu ! ». Elle se demande si elle va pouvoir sortir de l'immeuble avant que tout crame ou si elle devra se payer un plongeon par la fenêtre. Elle s'y précipite. Mais la rue, vue de son merdeux sixième, l’impressionne et elle cherche à éviter les redoutables lois de la pesanteur.