— Si loin, ça ne fait que douze heures d'avion, m'man. Rien n'est loin, maintenant.
Je secoue les billets qui ont déjà l'air de vouloir s'envoler.
— D'ailleurs, je n'y vais pas tout seul, ajouté-je.
— M. Bérurier t'accompagne ?
— Non.
— M. Pinaud, alors ?
— Non plus, m'man, je peux bien te le confier, je part avec une femme.
Elle rosit un peu, sourit et fait comme ça, en détournant les yeux :
— C'est un voyage… d'agrément, mon chéri ?
— Fifty-fifty, m'man : Un boulot spécial, mais qui va me permettre de faire un beau voyage avec une femme que j'adore.
Sa roseur s'accentue, devient une vraie rougeur très intense.
— Ah ! c'est bien ! tu ne m'en avais pas parlé. Elle est intéressante, cette personne ?
— Je ne connais personne au monde qui soit plus intéressant qu'elle, m'man. Car c'est toi !
Cette fois, elle pâlit, ma Félicie. Ses beaux yeux doux se mettent à faire des vagues.
— Qu'est-ce que tu racontes, Antoine ?
— La vérité, m'man. J'ai l'occasion de t'offrir un bath voyage aux frais de la princesse, je ne vais pas la rater. Habituellement, quand on part, nous deux, c'est en Normandie ou, au mieux, sur la Côte. Pour une fois qu'on peut aller gambader par-delà les océans…
Elle est étourdie, ma brave vieille. Indécise, aussi. Vaguement épouvantée.
— Le Brésil ! dit-elle, à mon âge !
C'est pas batte comme réflexion ? Le Brésil, à son âge !
— Eh, m'man, joue pas les patriarches c'est pas dans tes emplois. Tu te figures que le Brésil et les avions sont réservés aux jeunes gens ? Chaque fois que je prend un zinc, je me trouve assis à côté d'une vieille Angliche ou d'une douairière amerloque qui pourrait être ta grand-mère, alors fais pas de complexes, je t'en supplie.
Elle hoche la tête, mal convaincue.
— Si loin, je n'ai pas l'habitude, tu comprends !
— Tu vas voir comme tu vas vite la contracter !
Alors, elle a une réaction qui me bouleverse, Félicie. Elle se met à pleurer. Pas des sanglots du genre simagrées, oh ! non. De chouettes larmes émues. Elle me saute au cou, met sa tête sur mon épaule et murmure :
— Comme Dieu est bon avec moi de m'avoir accordé un fils comme toi, Antoine !
M'man, elle est comme ça. Dieu, elle ne le met dans le coup que quand elle est contente ; lorsque tout baigne dans l'huile, elle le remercie. Mais elle se rebiffe jamais contre sa pomme quand ça merdoie dans le landerneau. Au contraire, elle l'implore. Il ne toucherait que des clients comme Félicie, Dieu, il pourrait organiser des référendums, lui aussi, il serait certain de passer à cent pour cent, sans que ses ministres (du culte) fassent la retape au coin des rues et sans être obligé de faire des apparitions lourdesques les veilles de scrutin. Il pourrait laisser croire aux fidèles qu'il est la République, Dieu, et prendre son valet de chambre comme pape de service. Tout est question de foi, comme dans la cirrhose. Le tout, pour réussir dans le mythe, c'est d'avoir un cadre. Certains, comme Jésus, se font clouer dessus, d'autres se montrent à l'intérieur. Quelle différence existe-t-il entre le gibet du Golgotha (mondain) et les tubes cathodiques, apolitiques et gallo-romains des téléviseurs, lorsqu'il s'agit d'impressionner les masses ?
— Laisse le bon Dieu tranquille, m'man, ton fils, tu te l'es tricoté toute seule. Tu sais, on n'a que les enfants qu'on s'est faits. Va préparer tes valises, et emporte du léger, car c'est l'été, là-bas.
Elle s'écarte de moi.
— L'été ?
— Mais oui. Et je vais même te dire autre chose : on va arriver juste pour le Carnaval, avoue que, quand je m'y mets, je fais bien les choses !
CHAPITRE IV
C'est la première fois qu'elle prend l'avion, m'man ; alors fatalement elle a un peu d'appréhension. Quand le car de piste nous amène devant le Boeing ; elle marque un temps d'arrêt avant de marcher vers l'appareil. Elle le considère d'un œil incrédule et murmure :
— Tu es sûr que ça peut voler, un monstre pareil ?
— Comme une plume, promets-je. Tu as peur ?
— Oh ! avec toi, de quoi aurais-je peur, mon grand ?
Pourtant elle monte l'escalier métallique comme si elle gravissait les degrés d'un échafaud. Dans son manteau de lainage gris, avec son petit chapeau de feutre traversé d'une épingle à tête noire, elle fait vachement province, ma Félicie. Pas du tout madone des sleepinges ! On dirait une dame de compagnie (de bonne compagnie).
Une bath hôtesse blonde et rieuse nous réceptionne. Elle prend le manteau de ma brave femme de mère, le plie soigneusement et le loge dans le filet. Je laisse le coin hublot à m'man et lui explique comment elle doit attacher sa ceinture.
— Dire que j'ai connu les tramways à impériale ! soupire-t-elle. Seigneur ! ce que le monde va vite !
Quand la sémillante hôtesse nous passe le plateau de bonbons-prédécolleurs, Félicie la remercie chaleureusement.
— C'est très gentil à vous, mademoiselle, vraiment, je ne sais pas si je dois oser !
Je me penche sur m'man et je murmure :
— Oh ! dis, m'man, on n'est pas au thé de la sous-préfète ; c'est la compagnie Air France qui rince. Et tu vas voir, t'as pas fini de recevoir des cadeaux…
Je lui parle d'abondance afin de lui escamoter les affres du décollage. Mais le zinc dépiste sans bavure, dans une chaude ambiance musicale ; et il n'a pas atteint son altitude de croisière que, déjà, le steward se pointe avec du Dom Pérignon seigneurial.
Félicie est éblouie.
Après la première collation, bercée par le chuchotement des réacteurs ma mère s’endort, les mains jointes sur son ventre. Je me lève doucement afin d'aller faire un tour au bar. De plus en plus, les transports aériens rivalisent de vitesse et de confort, si bien qu'un jour, la première neutralisera le second. A quoi serviront les courts de tennis, la piscine, le bowling et la salle de danse du bord lorsque les zincs feront Paris-New York en dix minutes ? Mais ça ne sera qu'une étape, le jour viendra où avant de s'endormir, comme on tube au service du réveil, on filera de Paris un coup de turlu à une compagnie spécialisée en disant un truc du genre « Ici, matricule 188113 série Q, voulez-vous me réveiller à Honolulu demain matin à 8 heures, je vous prie ? »
En ce temps-là, on marchera tous à la carte perforée, les mecs. L'homme aura supprimé la distance et réalisé l'instantanéisme, c'est couru, promis, juré, souscrit ! On se déplacera par ondes courtes, sans autre effort à faire que de le vouloir.
Tous pensionnaires chez I.B.M., mes drôles. Electronifiés jusqu'au fondement, je jure. Avec des boutons partout, comme de l'acné juvénile de robot ! Ça se prépare, ça s'élabore. Ils en auront de la veine, nos mômes, quand ils seront vieux cons ! Déjà, ils ont pas a se plaindre. Voyez les parkings des lycées. Vous avez tout de suite trois cents bagnoles et douze vélos. Les bagnoles sont aux élèves et les vélos aux profs. Ça bascule, je vous dis !
Je pense à tout ça, du haut de mes dix mille mètres en m'asseyant sur un tabouret du bar. Le steward me demande ce que je veux et je lui réclame un double scotch. Le coucou trace dans un ciel d'azur. Ce n'est déjà plus L'hiver, là où nous sommes. L'hiver n'est qu'à ras terre ; très haut, c'est toujours l'été.
Je vide mon glass et m'apprête à quitter le bar lorsque quelque chose de plus que pas mal pénètre dans mon champ visuel. Une fille, mes amis, qui ferait bien de ne pas aller jusqu'au poste de pilotage, sinon le boeinge va écrire 8.888 dans le ciel en fumée majuscule. La môme que je vous cause est grande, mince, avec une poitrine qui irait à mes mains comme un gant. Elle porte un pantalon étroit, bleu ciel (ce qui est de circonstance), des bottes en cuir souple qui lui montent au-dessus des genoux et un chemisier de soie blanche. Elle est brune avec de longs cheveux. Elle a le regard clair, pas exactement vert, plutôt jaune. Ses cils ont l’air naturels malgré leur longueur. Elle tient sous son bras une sorte espèce de machin blanc qui si je lui mords la queue et qu'il aboie s'avérera un dérivé du chien. Elle s’approche du bar, hésite, s'installe sur le tabouret voisin du mien et dit au barman qu'elle aimerait un manhattan, ce, avec l'accent anglais d'une Française qui tient à faire croire qu'elle a l'accent anglais. Une petite sucrée, quoi ! Style : où t'habites, y'a un égout (rayez les lettres inutiles, merci).