Elle trouve la sortie, cette fois. Elle dévale l’escalier, rate une marche, se pète les meules sur le carreau… Elle sort, claque la porte !
Dame Froufrou congédie ses deux pensionnaires d’un geste.
— Quelle histoire ! gémit-elle, alors c’est un flic qui hérite de cette maison ?
— Positivement, sentence Béru, très noble, très authentique dans son nouveau rôle de capitaliste.
— Feu Prosper Bérurier connaissait-il l’usage qu’on faisait de son immeuble ?
Elle hausse les épaules.
— Je n’en sais rien ; moi, que voulez-vous, je ne suis que la gérante.
— Qui est le patron ?
Elle s’offre le luxe d’hésiter, mais je sors ma carte de poulaga à moi. En voyant s’étaler dessus mon grade de commissaire, elle met les pouces.
— Le patron est M. Jérôme Laurenzi, dit-elle.
— Tiens ! Tiens, ! fais-je.
Vieille connaissance. Un truand mondain ! Toujours soupçonné, jamais mouillé. Laurenzi, c’est un monsieur. Il a de la classe, mais pas de morale. Il aurait pu devenir chef d’industrie, il n’a été que chef de gang par personnes interposées. Sa quiétude bourgeoise avant tout ! Un promoteur ! Un financier ! Il aime la musique, il protège les arts et fait du bien, du vrai bien à de vrais pauvres. Une belle figure, insolite, bizarre, attachante.
— Quelle est son adresse actuelle ?
— Il habite rue de Buzenval à Saint-Cloud.
— Un voisin, murmuré-je, vu que je crèche tout près. Très bien, on ira lui causer de l’air du pays. Bonsoir, jolie madame, ravi de vous avoir connue.
Bérurier perd un brin de dignité pour hasarder sa main conquérante, presque proprio, vers le bustier de Froufrou.
— Vos pensionnaires sont fraîches comme des petits cœurs, convient le Pertinent, mais entre nous et un pot de vaseline, si j’aurais à escalader quelqu’un dans cette turne, c’est plutôt vous que je choisirais, chère mahame !
Ça lui lubrifie la vanité, à la brave hôtesse. Ce compliment direct la fait rougir, ma parole !
— Flatteur ! susurre-t-elle en caressant d’une main aussi experte que baguée la région rasurelienne du Gros.
— Officiel ! réaffirme celui-ci.
Et il ajoute, en faisant jouer ses ramasse-miettes façon Rudolph Valentino :
— La qualité, je m’en ai toujours foutu, ce qui compte, c’est la quantité. Et de ce côté-là, sauf votre respect, c’est pas avec une pince à sucre qu’on peut vous agacer les roberts !
2
DE QUOI SE FAIRE DU MAUVAIS SANG
On récupère la dolente Laurentine dans la cour de l’immeuble. Elle est assise sur la margelle de la vasque et récite un chapelet d’urgence, les yeux à demi fermés. La fumaga de ses prières sort de sa bouche par petites bouffées. C’est vachement éloquent, un Notre Père, par moins quatre ! C’est visuel ! Ça se met à exister.
Elle se détache, en noir violent, sur fond de neige sale, la pauvre cousine. Sa ferveur lui fume de la voilette. On aperçoit des visages, embusqués derrière les fenêtres des grands immeubles, en train de mater cette pas croyable silhouette. On doit la croire aussi givrée que l’eau de la vasque.
— Tu rappliques, fille de joie ? l’interpelle grossièrement Bérurier.
Elle a un sursaut. Elle trace en direction de son paillard parent un signe bénisseur, comme pour lui extirper le démon, comme on extrait une tique de la peau d’un chien.
— Je suis morte de honte, me murmure-t-elle. Y a-t-il une bonne église dans le quartier d’Alexandre-Benoît ?
— Tout ce qu’il y a de confortable, certifie le Gros. Les saints ont l’auréole au néon et y a de la moquette dans les guitounes à péchés. En attendant, allons briffer, ma vieille. Je t’accorde que, pour une surprise, ç’a été une surprise, mais enfin c’est pas dramatique.
Elle interrompt ses litanies pour maugréer.
— Une maison pareille est-elle encore vendable ? demande-t-elle.
— Et pourquoi qu’elle le serait pas ? proteste le Fulminant. Les murs, c’est comme l’argent : ça n’a pas d’odeur, Laurentine. Sans compter, murmure-t-il, qu’on va réclamer des dommages et intérêts au locataire. Entre nous soit dit, je suis plutôt bien placé pour lui faire rendre gorge, au Laurenzi ! Il devait lui carmer le tarif clopinette cintrée, à tonton, pour sa crèche.
Du coup, Laurentine est intéressée et cesse ses jérémiades.
— A boulets rouges ! dit-elle. Use bien de ton autorité, Alexandre-Benoît. Pas de pitié pour ces déchets de la société, ces suppôts de Satan qui encouragent le vice !
Nous regagnons le Béru’s Office pour croquer les mets délicats que, nous l’espérons vivement, la signora Berthe n’aura pas manqué de nous accommoder.
Dès le palier, alors que nous accomplissons un numéro de patinage artistique sur paillasson, on perçoit des bribes de radio.
— B.B. est ici ! radieuse le Gros, en entendant discuter son transistor.
Effectivement, lorsqu’il délourde, une chouette odeur de beurre fondu nous émoustille les glandes salivaires.
— Tu vas voir la tortore de ma Gravosse, Laurentine, prophétise Béru, de la jaffouille de feurste coualiti ! Le Raymond Oliver, il lui cloquerait une fortune, à Berthy, pour s’accaparer ses recettes bonne-femme !
— C’est toi, Lagonfle ? interroge, depuis sa cuisine, la voix chaleureuse de l’épouse.
— En personne ! rétorque l’Affable.
Nous gagnons l’office. Berthe est assise sur un tabouret. Elle a un tablier sur les genoux, un seau à ordures devant elle et elle plume un poulet.
— Permets-moi de te présenter ma cousine Laurentine, dont à propos de laquelle…
Le Mastar se tait, chancelle, s’accroche au bouton de porte qui lui reste dans la paume.
— Oh nom de Dieu de nom de Dieu de merde ! récite-t-il avec une louche et ardente ferveur.
Un flot de bile lui monte aux lèvres. Il écarte celles-ci pour s’en libérer. Berthe, qui considérait la cousine d’un œil critique, reporte son attention et sa sollicitude sur Alexandre-Benoît.
— J’en sais un qui a tutoyé le flacon ! détecte-elle. Et maintenant, môssieur a son foie qui fait le turbulent !
— Misérable ! gronde Béru. Ah ! la garce ! Ah ! l’infâme !
— Non, mais dis donc, s’indigne Berthe, c’est parce que je suis été faire le ménage d’Alfred et que, vu l’heure tardive et l’insécurité des rues j’ai couché chez lui, que tu viens insinuer des insultes ! Et devant des tierces personnes !
— Le poulet ! beugle le Gros. Le poulet !
Laurentine pige, s’angoisse, s’enroue ! Elle se penche sur la cage. La voyant vide, elle devient livide !
— O doux Jésus, mon Seigneur et mon Maître ! murmure-t-elle. O pain de vie ! O vous qui effacez les péchés du monde, faites que ça ne soit pas ! Ayez pitié de nous !
Je louche sur la grosse crête rouge du poulet défunt. Sur ses plumes blanches que son égorgement a souillées de sang. Sur les somptueuses plumes bleues qui gisent, dérisoires, dans le seau à ordures… Mongénéral ! Berthe a saigné Mongénéral ! Elle le plume ! Elle entend nous le faire manger !