— Parles-en, de ton poulet ! glapit B.B. Merci pour le cadeau ! De la vraie carne ! Si c’est tout ce que t’as ramené de ton horrible bled, bravo ! Et puis tu le sais que j’ai horreur de tuer les poulets ! Que je sais pas faire ; que ça me répugnance ! T’aurais pu z’au moins le tuer avant de repartir… Faut que je me chargeasse de tout le bonheur ! Et la vie dure, il l’avait, ce salopard de coq ! J’ai essayé de lui couper le corgnolon avec les ciseaux ! C’était dur connue un tuyau de plomb, son cou. Un vénérable, ce poulet ! Vieux comme Jérusalem !
Elle s’arrête parce que Laurentine sanglote, parce que Béru larmoie, parce que, bien qu’ayant l’âme trempée et détrempée, je suis un peu pâle.
— Voulez-vous que je vous dise ? Vous êtes des petites natures ! bredouille la Grosse.
— Cent millions ! gronde sourdement Bérurier. Cent millions, voilà ce que tu viens de zigouiller !
Elle a une poignée de plumes à la main. Elle s’en torche la sueur du front. Une plume reste collée, altière, entre ses sourcils. Une vaillante squaw, Berthe !
Je raconte le topo à la Baleine… L’héritage saugrenu et ses clauses ! Elle en avale une plume ! Elle se congestionne.
— Vous me racontez des bobards ! essaie-t-elle de se raccrocher.
On lui jure que non. On regarde le corps de Mongénéral, grisâtre du croupion. La gorge béante… Du sang partout ! La crête qui se décolore, qui devient de la couleur de la langue de Béru un lendemain de noces.
— T’avais donc pas lu mon mot ? pleure Sa Majesté.
— Justement si ! Tu me disais « occupe-toi du poulet ». Je pensais que tu voulais le bouffer !
Elle est effondrée. Elle lâche la dépouille mortelle du coq ex-tricolore (privé de ses plumes bleues il n’est plus que bicolore) dans le seau. Elle chagrine à bloc, elle aussi. Elle unissonne, rattrape la douleur de son mari, en marche ; fonce sur le désespoir de Laurentine, laquelle possède une certaine avance. Mais ce handicap ne démoralise pas B.B. qui vagit comme vache en gésine, qui éclabousse tout de sa peine, qui nous humidifie de sa détresse, qui lave le sol de ses regrets. Le grand concerto en douze mouchoirs pour déshérités définitifs, mes amis ! Les Parapluies de Cherbourg, ils me jouent à eux trois. La fin prématurée de Mongénéral ruine leur vie. Les perspectives d’un avenir doré s’anéantissent. C’est la débâcle ; la chute des espoirs. Adieu, maisons, voitures, fourrures, vacances ! Adieu, plages de lumière, adieu, homards Thermidor, gevrey-chambertin, croisières en Méditerranée, chaussures made in Italy, robes Courrèges, propriété normande ! Adieu, veau, vache, cochon, cuvées (réservées) ! Perrette et le poteau laid !
Laurentine se guérit de son chagrin par la rage. Elle veut un huissier, faire constater : c’est un meurtre béruréen ! Elle n’a pas été, quant à elle, le Ravaillac de ce richissime poulaga ! Elle portera plainte pour gallinacide ! Elle attaquera le testament ! Elle attaquera les Bérurier en dommages et intérêts ! Elle ira jusqu’au bout !
— Oh ! ta gueule ! s’emporte le Gros. Fais donc ce que tu voudras, eh ! peau de punaise ! Tu l’as dans le baigneur autant que moi !
— On ne pourrait pas trouver un autre coq tout pareil ? suggère Berthy.
On cesse de renifler pour soupeser la suggestion. Mais Laurentine désapprouve l’idée, pas tant par probité foncière que parce qu’elle connaît le vétérinaire auquel le corps du coq défunt devra être soumis. Un sale coco ! Le seul ami de Prosper ! Vous pensez qu’il a dû relever les empreintes du coq ! Des fois même le marquer à sa manière, façon indélébile, pour pouvoir l’identifier en toute certitude.
L’accablement nous désempare. On se dévisage, à bout de détresse. Mais voilà que je dresse une manette ! Je viens de percevoir un petit bruit rigolo qui ressemble à un éternuement de souris. J’ai jamais entendu éternuer une souris, mais j’imagine que ça doit donner ça. Ça provient du seau. Je m’accroupis devant le récipient de plastique. Je rencontre l’œil de verre, rond et abasourdi, de Mongénéral. Sa petite paupière bleuâtre palpite. Je porte la main sur sa carcasse. Je sens de la tiédeur et un léger, un imperceptible battement sous les plumes.
— Ma parole, murmuré-je, il vit encore !
Ça fait du badaboum dans la masure ! Les trois autres trinquent avec leurs tronches en se penchant.
— Tu es certain ? anxieuse Bérurier.
— Oui, touche, son petit cœur bat toujours.
Le Gros fustige l’épouse supplicière.
— Tu mériterais que la S-pédéraste t’attente un procès ! dit-il. Quel carnage ! Torturer une pauvre bête de cette manière…
— Je t’ai dit que je sais pas tuer ! proteste la Baleine.
Si vous le voyiez, mon Béru, tout à coup. La situation, il l’empoigne à pleines paluches. En deux enjambées, il est au téléphone et tube à Police-Secours, donne son adresse :
— Ici, inspecteur Bérurier, envoyez d’urgence une ambulance avec un masque à oxygène pour un poulet qu’est grièvement blessé.
Ensuite, c’est l’hôpital Beaujon qu’il sonne.
— Préfecture de police ! ment-il. Préparez immédiatement votre meilleur bloc opératoire pour une extrême urgence de la plus haute importation. C’est qui t’est-ce, votre meilleur chirurgien ?… Le professeur Piédegarenne ? Jockey ! Alors, qu’il mette ses bleus de travail, on va lui amener le malade !
Il raccroche, essoufflé.
— Mongénéral vit toujours ? demande-t-il.
— Toujours, le rassuré-je.
Les mecs de l’ambulance en restent comme trois ronds de flan, lorsque, s’étant rangés devant le domicile du Gros, ils avisent un étrange groupe composé d’une vieille fille en noir, de deux flics en civil et d’un seau à ordures contenant un poulet à moitié tué et à moitié plumé.
— Où est le blessé ? ils s’inquiètent.
Béru montre le coq, inerte, dont seuls le cœur et la paupière batracienne bougent encore.
— Présent ! déclare Béru.
Ça manque de tourner au passage à tabac. Ils croient à une blague, les duettistes de la civière pliante.
J’évite l’incident de justesse en me faisant connaître.
— Secret d’Etat, coupé-je, ne cherchez pas à comprendre !
On pose le seau sur le brancard et on branche le masque à oxygène au-dessus de la tête pantelante du poulet. Nous décarrons dans l’aigre tintement de la sirène.
A Beaujon, ça se passe beaucoup plus mal. Le professeur Piédegarenne est à pied d’œuvre, la calotte sur le dôme, les lunettes en bataille, les mitaines de caoutchouc déjà enfilées.
C’est un grand gros savant, de l’espèce doctorale. Le mec qu’on voit à la téloche expliquer comment il se baguenaude dans les éponges d’un type. Avec des caméras microscopiques, il investigue, Piédegarenne. Grâce à son appareil, les bronches d’un mec deviennent les couloirs du métro, une plage de galets, c’est des calculs dans les reins et le Vésuve, c’est l’estomac d’un zig qui vient de fumer un cigare. On fait du canoé dans les ventricules ! On remonte les grandes artères ! On ascensionne sur le foie, on joue à chat perché sur les testicules — un comble ! Et on voit des troupeaux de gonocoques paître dans les méats.
Pour vous en revenir à Piédegarenne, quand il apprend que c’est pour un poulet de basse-cour qu’on lui a joué ce branle-bas de combat, il explose ! Il dit que ça lui sert à quoi ses diplômes, sa commanderie de Légion d’honneur, sa chaire à la Faculté, sa présidence des amis du bistouri électronique et sa thèse sur l’amibiase chez les constipés. Hein, à quoi, il nous le demande. Même un vétérinaire se vexerait qu’on lui amène un poulet exsangue à sauver.
Il veut porter plainte, alerter la presse, le conseil de l’Ordre, réclamer des dommages et intérêts ! Pendant ce temps, le volatile clape du corgnolon. Il fait le cigare qui s’éteint, Mongénéral, sa bobèche renâcle. Je produis ma carte au professeur ; mais des commissaires, il en a vu des pleins wagons, Piédegarenne. Faut autre chose pour l’impressionner, cet homme ! Il en a opéré, des flics ; il en a autopsié, même ! Il leur en a retiré des balles, réparé des trous de balle ! Il est dans le ventre d’un flic comme chez lui, Piédegarenne ; tout juste s’il met pas ses pantoufles et sa veste à brandebourgs pour officier. Il leur tripatouille le foie en lisant le papier d’Escarpit dans Le Monde, en téléphonant à ses copains du cercle, en fumant ses havanes.