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— Pouvez-vous m’accorder un instant d’entretien, monsieur le professeur ? je sollicite.

Il consent tout de même.

— Ce poulet, monsieur le professeur, le chambré-je, ça n’est pas n’importe quel poulet. Des intérêts supérieurs sont en jeu. Le secret professionnel m’empêche de vous en dire plus long, mais vous devez bien penser que si nous faisons appel à un homme aussi éminent, c’est qu’en haut lieu on est d’accord !

— Les huiles sont au parfum ? benbarkise-t-il, j’aime pas beaucoup ça, les intérêts supérieurs et mystérieux !

Il se déboule néanmoins, comme le hérisson après l’alerte.

— Remarquez, fait-il, j’ai sauvé tellement de gens qui n’en valaient pas la peine, que je peux bien essayer de ranimer un poulet.

Il donne des instructions et on roule Mongénéral dans le bloc opératoire. On lui rebranche les tuyaux sectionnés. On lui fait des piquouzes pour lui soutenir le palpitant… Y a le problème de la transfuse ! Ils ont pas de sang de poulaga en ampoules, à Beaujon. Faut saigner d’urgence de la volaille aux cuisines pour trouver un raisin du même groupe que celui de Mongénéral. Ça dure une plombe, l’intervention. D’une délicatesse infinie, elle est ! Les élèves au prof, ils en sont médusés. Depuis Ambroise Paré, on n’avait pas vécu des instants aussi exaltants au-dessus d’une table d’opération (pour un peu ça va devenir une étable d’opération !). On lui fait du sérum physiologique, au Royco. A base de bouillon Kub ! On le raccorde ! On le colmate ! On l’irrigue ! On le sustente ! On le reconstitue ! A la fin, il est paré pour essayer une nouvelle vie. Piédegarenne peut pas se prononcer. Le choc opératoire, tout le monde sait ce que c’est. L’opération réussit toujours ; c’est après, ses conséquences qui sont pernicieuses. Y a la température qui s’affole, le taux d’urée qui grimpe, le pouls qui se dérègle, les cellules qui font la colle… Le patient il patiente plus ! Il coule à pic. Y a la bidoche qui met les pouces. Moche, la viande quand elle en peut plus, quand elle foire, quand son petit système débloque. L’esprit suit. Il fait le malin, l’esprit. Il caracole en tête du peloton lorsque la viande va. Il est maillot jaune, l’esprit, quand le bonhomme est en parfaite santé. Mais il devient lanterne rouge lorsque ça se déglingue dans la matière ! On le croyait souverain, il n’est que vassal ! Le but de la bougie, certes, c’est la flamme ! Mais sans bougie y a plus de flamme ! Un con vivant est plus intelligent qu’un intellectuel mort. Voilà le drame de l’humanité. On n’arrive pas à s’habituer à cette loi. On essaie de la contourner. On met des fleurs et des poils autour pour la rendre plus présentable. Elle demeure exécrable à fond. Intolérable ! Visqueuse ! Débectante ! Et dans Match, ils te montrent la vie avant la naissance ! La ronde des petits fœtus dans le sein à maman ! Bien peinards, suçant leur pouce inaccompli… Les yeux pas finis, les pinceaux pas encore conformes ; et déjà misérables, déjà en route pour la mort ; en position de saut du parachutiste s’apprêtant à plonger dans le néant ! Instants dérisoires, promis à l’engloutissement avant même que de s’être constitués. Moi, je refuse. Tout net. A Dieu ne déplaise ! Je crie pas d’accord avec la réalité, mes fieux ! Pas d’accord avec le système merdatoire. Nos destins de cuvettes de chiottes, j’en veux pas ! Fallait pas qu’il nous laisse la possibilité de gamberger le chef-Barbouze. Fallait qu’il (pardon, qu’Il, v’là que j’oubliais SA majuscule) nous maintienne à l’état de roseau non-pensant. En autorisant la gamberge il a créé son opposition. Ou alors, c’est pour faire le Malin, non ? Laisser de la corde à la chèvre pour qu’un instant, sur quelques centimètres, elle se croie libre. Et puis crac ! T’en va pas, fillette ! Reste avec nous ! Franchement je refuse. Je subis, mais je refuse ! L’essentiel, c’est de refuser, croyez-moi. Pour son confort spirituel…

Revenons à notre poulet… Piédegarenne lui fait installer un panier dans une chambre à deux lits pourvue de tous les perfectionnements cliniques. Y a l’oxygène sur l’évier ! On lui fait du goutte-à-goutte, à Mongénéral. Le chirurgien s’est piqué au jeu ; il tient absolument à le sauver, ce grand accidenté de la Berthe. Il va tout mettre en œuvre pour rattraper le coquicide de Mme Béru, Piédegarenne, tout ! Une infirmière diplômée d’Etretat s’installe à son chevet, la seringue parée pour des tonicardiaques d’urgence. Une qui a tout suivi, tout vécu, c’est Laurentine. La gravité de la situation l’a comme pétrifiée. Elle serre les lèvres, pince le naze, darde les yeux… Vigilante ! Un petit chapelet à la sauvette, mine de rien pour garder le contact…

Quand tout est fini, qu’on l’éponge, qu’on se sent moite et mou et vanné et brisé, elle murmure :

— Je reste à son chevet. Désormais je ne le quitterai plus. Fasse le Ciel qu’il en réchappe, car sinon je demanderai la saisie-arrêt de tes appointements, Alexandre-Benoît.

Le Gros ? Un juste ! Le dernier des justes, à combustion lente ! Il admet que sa responsabilité civile est engagée. Il est responsable des actes de sa femme. Il en subira les conséquences. Il a eu le temps de réfléchir pendant la délicate opération. Un retour sur lui-même, en somme ! Notez qu’il n’était pas parti bien loin, le cher homme.

Nous retournons chez lui. Il fait froid et gris, soudain. Paris se recroqueville ; malgré les coups de chiffon de Malraux, il a sa bouille pas fraîche des après-midi d’hiver, quand y a de la boue à tous les étages.

— J’abuse de ton temps, mondanise brusquement le Gros. Voilà deux jours que tu me pilotes, Gars…

— T’inquiète pas, ça me distrait. On joue relâche côté boulot et j’ai une gonzesse à oublier.

— Elle t’a fait de l’arnaque ?

— Au contraire, elle me plaît trop, Gros, ça risque de devenir dangereux, vaut mieux que je prenne la tangente…

— Qui t’est-ce ? questionne avec avidité l’indiscret.

— Une petite Madame bien sous tous les rapports, et particulièrement sous les rapports sexuels. J’ai peur d’y prendre goût, camarade. Comme elle est libre, ça peut se terminer à la mairie, cette plaisanterie.

— Pourquoi tu te marierais pas ? suggère le Radieux.

— Question de vocation, réponds-je. J’ai trop besoin de renouveler le cheptel pour me consacrer à une seule Mémé.

Il hausse les épaules.

— C’est une question de planninge, Gars. Moi, malgré ma Berthe qu’est assez accaparante, je m’arrange pour employer de la main-d’œuvre étrangère. On s’organise et voilà tout ! Crois-moi : y te faut un moyeu pour tourner rond. Une légitime, c’est comme qui dirait un régulateur. Quand t’auras du carat et que ta môman ne sera plus là, qui t’est-ce qui te préparera tes pilules et t’amidonnera tes limaces, Mec ?

— Oh, écrase, m’emporté-je, j’aime pas ce genre d’évocation, Gros !

Il se renfrogne. Un ange passe à tire d’aileron. On avance doucement dans la gadoue… Le bide à Béru émet des borborygmes troublants ; il crie famine, le malheureux… Des appels au secours, pathétiques ! La grosse clameur de la croque ! Il veut du pain !