On arrive chez le Mastar, bien décidés à piller son frigo. Manque de bol, personne ne répond à notre coup de sonnette et le Gros a oublié ses clés. Comme il est, depuis plusieurs millénaires déjà, brouillé avec sa pipelette, il me charge d’aller consulter icelle. La dame me répond que cette grosse salope de mère Bérurier est partie avec des amies, et elle préconise que Berthe aille se faire foutre, ce qui n’est pas a priori un mauvais conseil.
— Casse la tienne[9], tranche Béru lorsque je lui rapporte la chose, on va aller jaffer chez mon pote le bougnat d’en bas. Si par miracle ça serait son jour de gras-double, je te promets des délices qui vont t’ensorceler le palais !
Heureusement pour mon estomac, ça n’est pas le jour de gras-double de M. Agénor Pompidoche. Il fait dans le boudin-pommes-fruits aujourd’hui. Nonobstant l’heure inusitée, il consent à nous en servir… Nous boudinons donc d’une fourchette gaillarde. Le Gros affronte la situation avec un maximum de sérénité. Il veut croire que, grâce à l’intervention du professeur Piédegarenne, Mongénéral s’en tirera. Un souci pourtant continue de le hanter : les plumes du volatile. Il veut savoir si elles repousseront. Le bougnat est catégorique : les grosses plumes de la queue ne repoussent pas, jamais. Il a déjà effeuillé des croupions, dans sa jeunesse, manière de plaisanter avec la basse-cour. Il se rappelle, entre autres, un coq vachement gueulard, Pompidoche. Un grand, style pointe de clocher ou maillot de rugbyman français, bien altier. Ce foutu gallinacé le réveillait aux aurores vu que sa chambre était contiguë au poulailler. Un matin, il s’est levé, le bougnat. Il a pris un sac à pommes de terre et il est allé au poulaga’s palace. Vlan ! Il coiffe le ténor. Juste son panache bleu-vert dépassait du sac. En moins de deux il l’a rendue chauve du dargif, l’horloge parlante de la ferme. Et puis il est retourné se zoner, mine de rien. Le lendemain, ses vieux ont cru à une virée du renard… Le coq ressemblait à une outarde. Il était vachement mélancolique, sans son panache de saint-cyrien. Il avait beau traîner de l’aile devant les poules pour leur proposer ses hommages, mesdames les cocottes l’envoyaient chez Plumeau (ô ironie). Elles voulaient plus se farcir ce délabré du casoar. Comme quoi, chez les volailles, c’est bien comme chez les gens : c’est l’habit qui fait le moine ! Le coq, il a attendu que ses plumes repoussent, mais des clous ! Imberbe définitif de l’as de pique, il était ! Alors il est devenu neurasthénique. Il a cessé de chanter. Il bouffait mal. Tant et si bien que les parents Pompidoche ont fini par le faire en pot-au-feu. Tout ça à cause d’une poignée de plumes arrachées.
Ça rend Bérurier perplexe, ce récit. Il dit que jamais ils ne palperont l’héritage dans de telles conditions. Le toubib chargé de l’expertise ne signera pas le permis d’inhumer ! Et c’est la commune qui héritera du claque à Prosper. Il en bave. Dans le fond, ça ne lui déplaisait pas de se trouver copropriétaire d’un clandé. Il se voyait déjà régnant sur ces dames, réceptionnant et expérimentant les nouvelles recrues…
— Comment ! l’endigué-je, toi, un flic, et un flic émérite, envisager d’être bordelier ?
— J’eusse donné ma démission, ennoblise le Gros. M’est avis que ça doit carmer fort, une turne d’abattage comme la nôtre ! A propos, faudrait que nous allions causer de l’air du pays à ce Laurenzi…
— J’allais te le suggérer, rétorqué-je.
Il finit le plat et murmure :
— Je connais un pédicure japonais tout ce qu’il y a de bien…
— Tu as des cors ?
— J’en eusse, mais grâce à lui j’ai maintenant les pinceaux qui peuvent marcher la tête haute. Tu verrais mes nougats, San-A., ceux du bébé de Cadum sont moins appétissants. Mais c’est pas à ce propos que je parle du pédicure ; je me dis que, japonais comme je le connais, ce petit bougre est peut-être fichu de regreffer la plumasse de Mongénéral. Les Japonais, ils sont jaunes, je te l’accorde, mais pour la technique ils craignent personne. Des mecs qui te fabriquent un transistor dans un bouton de braguette, ça doit leur être un jeu d’enfant de replanter des plumes dans le fion d’un poulet, non ?
Les déductions du Gros sont toujours lisses comme des oursins. On se demande dans quel obscur labyrinthe erre sa pensée.
— Tu pourras toujours essayer, approuvé-je.
La rue de Buzenval est une rue en pente, qui monte quand on la prend par le bas et qui descend — fortement même — quand on l’emprunte par le haut. Nous décidons de la monter.
Jérôme Laurenzi habite une somptueuse villa coincée entre des immeubles neufs. C’est grand, c’est blanc, c’est vitré, y a des pelouses, une piscine (gelée pour l’instant) et un portique pour l’entretien de sa forme.
On sonne et un vieux larbin vient déboucler. Il est maigrichon, creux comme un saule, et il a la bouille grise et fendillée. Je le défrime, il sourcille…
— Dites, camarade, je vous connais, fais-je.
Il branle le chef, mais malgré cette attitude évasive, je vois bien que lui aussi m’a reconnu.
— Finfin-la-Coupure, hein ? je lui virgule.
Il sourit. Dans le fond, ça le flatte un peu que j’aie retapissé sa bouille. Finfin-la-Coupure œuvrait dans le faux talbin, voici quelques années encore. Le faf de dix raides, c’était sa spécialité. Un bricoleur génial, ex-graveur sur cuivre… Il s’est fait piquer sottement un jour, parce que, par inadvertance, il avait fait de la moustache à Bonaparte, sur le nouveau billet de dix mille, l’ayant confondu avec le Richelieu du bifton d’un sac. Il a écopé dix piges de vacances (une par mille francs ! Encore heureux qu’il se soit pas attaqué au bifton de cinquante laxatifs).
— Eh bien, Finfin, m’exclamé-je, tu as moulé la gravure pour le gilet rayé ?
Il bêle un pauvre sourire plein de nostalgie.
— Fallait bien que je fasse une fin honnête, monsieur le commissaire, loyalise-t-il. J’ai la maladie de Parkinson, regardez comme je sucre, vous me voyez manier le pyrograveur avec une tremblote pareille ? Déjà que je ne peux même plus servir à boire sans en foutre à côté !
— Et c’est en entrant au service de Laurenzi que tu estimes faire une fin honnête, papa ?
— Et comment ! M. Jérôme est l’homme le plus intègre que je connaisse !
— Alors j’aimerais avoir une vue plongeante sur le reste de tes relations ! Il est ici ?
— Je pense, oui…
— T’en es pas certain ?
— Je suis rentré de vacances tout à l’heure et M. Jérôme ne se lève jamais avant quatre heures de l’après-midi…
Je mate ma montre.
— Quatre heures moins vingt, annoncé-je, on va l’interviewer pendant qu’il prendra son petit déjeuner…
Escortés par le vieux faux-mornifleur, nous remontons une allée pavée en opus incertum.
— Il vit comment, ton boss, Finfin ?
— C’est-à-dire ? s’étonne le vioque.
— Seul ou marié ?
Finfin hausse les épaules.
— Sa première dame est morte y a trois ans. Il a eu d’elle un petit garçon qui vit dans une pension suisse…
— Et son veuvage, il le passe où ? A la Trappe ou aux Folies-Bergère ?
— Ni l’un ni l’autre… Il a des amies… Il en change souvent.
— Rien de mieux pour entretenir un matou en état de marche, approuvé-je en connaissance de cause.
Il nous introduit par une porte-fenêtre dans un vaste hall qui fait aussi salon. Y a un piano à queue, un aquarium aqueux, des divans accueillants, et des toiles de Picasso sur les murs. On vit une époque d’exception. Les truands aiment la peinture, de nos jours. Autrefois, on les trouvait dans les arrière-salles des troquets douteux, maintenant, c’est au musée Galliera qu’on les rencontre ! Ça marque une notable évolution, non ?