— Je vais prévenir M. Jérôme, annonce Finfin.
— C’est ça, et dis-lui qu’il ne se lève pas du pied gauche, je veux lui voir un beau sourire radieux !
Le larbin d’occasion s’éclipse. Béru s’affale dans un canapé rouge cerise.
— Tu parles d’une crèche grand luxe, s’extasie mon Valeureux. Si c’est avec le cheptel de la rue Legendre qu’il a accumuloncé tout ça, Laurenzi, ça me promet des beaux jours !
Je défrime un Picasso de toute beauté qui représente un œil de vache dans une soucoupe posée au sein d’un triangle isocèle (les plus beaux), lorsqu’une cavalcade se fait entendre. Je me retourne et j’avise un Finfin livide qui se rabat avec les yeux en bandoulière, la bouche ouverte et la sucrette en prise.
— Monsieur le commissaire ! Monsieur le commissaire ! bavoche le bonhomme. Un malheur ! Un grand malheur !
Je m’élance sur la moquette lie-de-vin à tringles de cuivre. Au premier, une porte est ouverte. J’entre. Je vois Laurenzi mort sur son lit. Car, bien qu’il soit en pyjama et dans un plumard, il est impossible de le croire endormi. Ce mec est canné à ne plus en pouvoir… Cireux, pincé, glacé… Et puis, que je vous fasse rire : il a une corde au cou. Les deux extrémités d’icelle sont allongées de part et d’autre de l’oreiller. On a étranglé M. Jérôme assez proprement. A deux ! Chacun devait tenir un bout de la corde après qu’on eut fait décrire un tour mort au cou de Laurenzi.
Pas trace de lutte. Je remarque un verre avec encore de l’eau dedans sur la table de nuit. Une boîte de pilules… Un somnifère. Il a dû s’envoyer chez Morphée à coups de sédatif. Pendant qu’il en écrasait, deux aimables personnes sont venues lui essayer sa cravate des dimanches.
Je fais une chose que j’ai encore jamais faite en pareille circonstance : je m’assois sur une chaise capitonnée, je croise mes jambes, et je regarde le défunt en réfléchissant.
La fière stature de Béru obstrue l’encadrement. Le Gros regarde le lit, hoche la tête d’un air entendu et s’arrache un poil de nez, comme pour s’attirer une larme.
— S’il est pas clamsé, c’est rudement bien imité, déclare mon copain…
Je ne réponds pas. Je continue de réfléchir. Cette affaire, c’est comme une sorte de pétrin mécanique dont les pales tournent en rond, puis sur elles-mêmes… Le système solaire, quoi ! Et ça malaxe je ne sais quelle drôle de pâte !
Tonton Prosper meurt… D’une mort pas tellement franche, reconnaissons-le. La nuit suivant ses funérailles, deux belles élégantes en Cadillac fouillent sa masure… Prosper possédait un immeuble à Paris. Il s’avère que ledit immeuble abrite un clandé. Ce clandé est la propriété de Laurenzi… Et voilà qu’on étrangle Laurenzi… M’est avis que le gaillard est mort depuis un bon bout de temps. Au moins deux ou trois jours… Ça renifle vachement la Toussaint dans la piaule.
— Appelle-moi Finfin ! me décidé-je.
— Je suis là, bave le vioque…
Il a été salement commotionné, Finfin. Avouez que c’est pas drôle, pour un vieux tricard, de découvrir son patron étranglé au moment précis où la police lui rend visite, hein ? L’opération manque-de-bol !
— Tu m’as dit que tu rentrais de vacances, Finfin ?
— Tout à l’heure… Je reviens du baptême de mon petit-fils, en Vendée.
— Tu es resté parti longtemps ?
— Quatre jours.
— Et il n’y a pas d’autres larbins que toi dans la crèche ?
— Une vieille cuisinière. C’est elle qu’a élevé M. Jérôme…
— Elle aurait mieux fait d’élever des lapins, ronchonne Sa Pertinence.
— Où est-elle, cette digne dame ?
— Justement, murmure le chouan du faux talbin, je m’étonnais de ne pas la voir…
— Elle loge ici, bien sûr ?
— Naturellement !
— Tu l’as cherchée ?
— Je suis allé voir dans sa chambre, elle n’y est pas !
— Tu devrais explorer la masure plus en profondeur, conseillé-je. Donne-lui un petit coup de paluche, Gros, des fois que Finfin serait devenu presbyte en prenant du carat…
Mes deux comiques troupiers disparaissent. Je décide alors d’opérer une petite perquise-éclair. Je commence par fouiller le secrétaire d’acajou décorant la pièce. Il brille doucement dans la pénombre. Il fait miroir dans ses parties rondes et réfléchit le lit avec le cadavre… Saisissant comme impression, mes fils !
Deux tiroirs du meuble sont bourrés de lettres d’amour liées avec des rubans de couleurs différentes. M’est avis qu’il jouait les Casanova, Laurenzi. Au cours de sa vie il a descendu quelques frangines, croyez-moi, et il devait pas être feignant à l’établi, on s’en rend compte à travers les écrits de ces dadames ! Vous parlez d’un petit ramoneur de broussailles ! Les plus polissonnes rappellent ses étourdissantes prouesses sur matelas Simmons, dans les babilles. Elles évoquent comment qu’il trépignait du mât de cocagne, Jérôme ! Avec quelle maestria il leur jouait l’introduction de la Flûte enchantée ! Et comment qu’il s’y prenait avec la gourmande pour leur humidifier la cressonnière ! Demandez tous les détails ! De quoi filer le gourdin à douze académiciens ! Outre les lettres, y a du fric : des dollars et des francs suisses… Il avait un faible pour les monnaies fortes. Du jonc aussi : quelques louis, des bijoux d’homme… Visiblement, le vol n’était pas le mobile du meurtre. Ceux qui lui ont noué la cravetouze ne se souciaient pas de son artiche. Quand mon exploration est achevée, je ne suis pas plus avancé. Je me tiens alors le raisonnement suivant : tous les secrétaires ont leur tiroir secret. Ça fait partie de la grande tradition de l’ameublement. Sous Louis XV, ils en raffolaient, les ébénistes, des cachettes vicieuses.
Moi, j’adore découvrir ces planques astucieuses. Je vais vadrouiller aux Puces, certains dimanches, uniquement pour jouer à « déniche-tiroir ». Je fais mine de m’intéresser à un secrétaire, mais en réalité, seul son compartiment secret me préoccupe. Et toujours je finis par mettre le doigt dessus. Ou alors c’est que le meuble n’a pas de système. Tous les tiroirs étant retirés, je prends du recul pour considérer le secrétaire de Laurenzi dans son ensemble. Les planques sont toujours de deux sortes. Ou bien il s’agit d’un double-fond, ou bien d’un alvéole pratiqué dans l’épaisseur d’un montant. En l’occurrence, je pencherais plutôt pour la première solution.
Je mate chacun des tiroirs et je constate que l’un d’eux est plus étroit que les autres. Je brûle, mes loutes, je brûle ! Effectivement, un sondage appliqué me permet de libérer un double-fond coulissant. Vachement diabolique, le tiroir secret de ce secrétaire. En effet, il compose l’intervalle entre deux tiroirs, vous pigez ? Si vous ne pigez pas, ça n’a du reste aucune importance, et vous pourrez tout de même suivre les péripéties ci-dessous sans choper de méningite.
Dans le compartiment que je viens de libérer, je trouve un truc hautement inattendu : un album de photographies. Il est relié cuir et orné d’un fermoir à clé. La clé est absente, mais s’en passer est pour votre San-Antonio chéri un jeu d’enfant… Juste comme j’ouvre enfin l’album, le Gros se rabat dans ma contrée à une allure mach 2.
— Viens vite, San-A. ! On a retrouvé la mémée…
— Morte ?
— Non, saucissonnée dans la cave !
L’album de photos sous le bras, je cavale sur les talons béruréens. Le sous-sol est badigeonné à la chaux. Tout est propre, bien balayé. Dans la chaufferie, allongée près de la chaudière à mazout, j’avise une grosse vieille dame en pleurs. Finfin lui masse les chevilles.