— Je ne pourrai jamais plus marcher ! dit la vieille. Jamais, je suis trop ankylosée. Je ne sens plus mes jambes !
Le magicien Bérurier lui tend une bouteille de cognac deux étoiles (le propriétaire récoltant est gaulliste). On se demande de qui il tient ce don, Béru. Il a l’art de dégauchir la bouteille salvatrice au moment précis où il la faut. Vous le larguez dans une maison inconnue de lui. Le temps de compter jusqu’à dix et vous le retrouvez avec un flacon à la main.
— Buvez un coup de gnole, grand-mère, ça vous rechargera la batterie.
Elle avale une lampée d’alcool, suffoque un peu et reprend des couleurs. On lui pose une question totale, et elle y répond totalement. Ça s’est passé la veille. Dans l’après-midi. Elle était dans sa cuisine. Elle a entendu un bruit. Elle s’est retournée. Une femme se tenait derrière elle. Toute vêtue de noir, comme une souris d’hôtel. Elle avait un bonnet de laine noire enfoncé jusqu’aux sourcils et portait un loup de velours noir. Elle tenait un revolver à la main. Elle a ordonné à la cuisinière de la suivre et l’a conduite à la cave. Une seconde femme s’y trouvait déjà, pareillement habillée et masquée de noir. Elles ont ligoté la mémée, puis l’ont abandonnée. C’est tout ce que la pauvre dame peut dire. Voilà vingt-quatre heures qu’elle moisit dans son derrière-de-basse-fosse[10]. Elle est aux limites de ses forces (on plus exactement de ses faiblesses).
— On n’a pas fait de mal à Jéjé, au moins ? demande-t-elle au camarade Finfin.
Le ci-devant faux-mornifleur détourne la tête. La vieille pressent un désastre et se met à glapir. Je fais signe au Gros de me suivre.
— Alors, que dis-tu de ça, héritier cocardier ? lui demandé-je après que nous eûmes gravi quelques degrés.
— Les gonzesses en noir d’hier après-midi, ça serait-y pas les gonzesses en blanc d’hier soir ? suggère le Mammouth.
— C’est ce à quoi je pense, Gros.
Je m’installe dans un canapé da hall afin de feuilleter l’album de photos. Il est d’un genre particulier puisqu’il ne recèle que des photos de demoiselles toutes plus sexy les unes que les autres. Superbe échantillonnage, les gamins ! De quoi rire et s’amuser à l’hôtel « des Deux-Hémisphères et du Pou-Nerveux réunis ».
Il y a deux photos par page. Sous chacune d’elles est collée une notice biographique tapée à la machine, avec, en rouge, les signes particuliers de l’intéressée. C’est en fait un catalogue que cet album. Un catalogue semblable à celui d’une agence théâtrale par exemple. A cela près que les notices, au lieu de citer les œuvres primitivement interprétées par ces dames, ne font état que de leurs prouesses amoureuses. C’est alléchant, ce répertoire. C’est à lécher ! Il pulvérise le catalogue de la Redoute et celui de la Manu Française d’Armes et Cycles de Sainte-Etiennette qui enchanta mon enfance. L’ai-je assez feuilleté, le gros bouquin de la « Manu ». Je connaissais par cœur ses pages de couleur… La chasse et le cycle en blanc, le camping en jaune, les outils en violet… Une boîte à rêves ! La magie à l’état pur ! Le monde résumé en quatre cents pages ! Avec la description, les prix… Chaque année, Félicie me commandait quelque chose… Une fois, je me souviens, un nécessaire à découper le contreplaqué. Y avait la scie, la vrille, des râpes. Et des modèles à coller sur le contreplaqué. J’ai fabriqué un porte-cigares. Il ressemblait pas à grand-chose, et des parcelles du patron subsistaient sous le vernis chargé de donner à mon chef-d’œuvre informe l’éclat du neuf. Ce porte-cigares, je le revois… Tarabiscoté, branlant, pompeux, hardi, rigoureusement inutilisable. Un édifice costaud comme un château de cartes dont les petits clous destinés à renforcer l’assemblage dépassaient de partout, le transformant en hérisson ! Fallait gaffer par où le cramponner. Il était perfide à manipuler ! Et ses alvéoles énormes ne pouvaient guère héberger que de formidables londrès du genre fusée Mercury. Pendant des jours je l’ai admiré. J’arrivais pas à piger ce miracle en contreplaqué. Je me demandais dans mon tréfonds pourquoi j’avais exécuté un porte-cigares alors que tant d’autres objets plus utilitaires s’offraient dans la gamme des trucs à réaliser.
Il me troublait vachement, avec ses moulures ébréchées, ses pieds en volutes qui boitaient bas, ses énormes trous avides qui restaient à vide. Et puis à la fin, à force de contempler cette chose trop vernissée et qui demeurerait poisseuse pour toujours, une espèce d’inquiétude m’a pris. J’ai pigé que j’avais enfanté un monstre ; quelque chose d’affreusement étranger à tout ce qui était moi. J’avais produit un truc qui ne me concernait pas. Je m’étais consacré à une tâche louche que mes doigts avaient ignorée. Ça devenait inquiétant d’y penser. Il trônait sur la cheminée de la salle à manger, entre la Diane chasseresse de la pendule et une coupe d’opaline. La glace contre laquelle il s’appuyait le multipliait par deux. C’était de la provocation ! Ça me doublait l’angoisse !
— Tu ne fabriques pas autre chose, mon chéri ? s’inquiétait Félicie.
Non, je ne pouvais plus fabriquer autre chose. Je n’allais pas engendrer des horreurs, brusquement ! Je n’allais pas forcer ma nature antibricoleuse pour produire ces machins pas croyables !
— Tu n’as pas de suite dans les idées, soupirait ma brave femme de mère !
Elle avait sûrement raison, intrinsèquement. Mais dans ce cas, valait mieux ne pas en avoir, de suite dans les idées. C’était trop grave ! Trop agressif ! Trop déprimant. Vers quelle faillite j’aurais galopé en m’obstinant ?
Mon nécessaire, je l’ai toujours, à la cave… La scie est rouillée. Lorsque mes yeux tombent dessus, je frissonne, c’est plus fort que moi. Quant au porte-cigares, je l’ai donné un jour, y a très longtemps, à M. le curé qui chiquait l’admiration, le vieux tartufe. Il passait pour le denier du culte, il a pas osé refuser. Je suppose qu’il a dû le virguler dans la première poubelle venue en s’en allant. Félicie pleurait sur mon « sacrifice ». Moi aussi, je pleurais… Je sais plus pourquoi au juste, mais ça ne fait rien. Mes plus belles larmes, je les ai toujours versées en ignorant pour qui ou pour quoi !
Mais je digresse. Peut-être que ça vous fait tartir, non, de me voir foutre le camp brusquement dans la tartine rêvasseuse ? Vous vous demandez ce qui lui arrive, à votre San-A., de planquer l’action au beau milieu et de s’asseoir sur son pliant, comme un pêcheur à la ligne, à regarder couler le fil du temps alors que des péripéties sont nouées et galopent dans votre imagination.
Je peux pas m’empêcher… Ça me prend comme une envie de gauler, comme une envie de chialer. Faut que je m’arrête, que je m’adosse au paragraphe en cours pour vous dire… Je vous aime bien, j’ai besoin… C’est un vertige. Faudra que je demande à mon éditeur de les imprimer en couleur, mes passages fumeux, pour que ceux qui ne les aiment pas puissent les sauter et que se précipitent dessus, au contraire, ceux qui les aiment : mes amis. Oui, faudra… Faudrait !
Tout est à faire, à refaire, à défaire… Et puis, vous voyez, on continue. On néglige. On se dit « qu’à quoi bon ». Il a trop le sens de son provisoire, l’homme, pour s’organiser vraiment. C’est ce qui fait la grande force des juifs. Eux, ils s’installent toujours et partout comme si c’était pour l’éternité. Les grands errants, les grands brimés, les grands tourmentés de l’humanité ont d’instinct cette force de caractère. Pour eux, le pique-nique n’existe pas. Tout de suite c’est Vauban ! On fortifie, on aménage.
Sur le catalogue des putes, on a une sacrée nomenclature de l’amour et de ses richesses. De quoi flanquer d’abominables complexes à ceux qui s’imaginent que l’amour c’est seulement « bonjour madame-au revoir madame !Un coup pour jeter sa casquette, un autre coup pour aller la chercher !