Sur la première page, on voit une môme splendide, arabe, je pense, avec un grain de beauté en plein milieu du front, des yeux mouillés et des lèvres épaisses. Sa biographie annonce : Myriam, vingt-quatre ans. Peu douée pour les exercices buccaux. Par contre, grande spécialiste de la danse du melon. Sujet convenant particulièrement aux contemplatifs assoiffés de spectacle.
Passionnant, non ? La photo voisine représente au contraire une belle blonde, un peu trop poupine, un peu trop fardée, avec les yeux cons d’un épagneul qui n’a pas retrouvé le gibier abattu.
Et on lit, à sa rubrique : Lola, 21 ans. Corps parfait, mais tendance à la cellulite. Pratique admirablement l’amour à la duc d’Aumale. Pleine d’heureuses initiatives dans les surprise-parties.
Et je poursuis l’exploration de ce très particulier album. On la pratique d’une façon moderne, la prostitution, de nos jours. Le personnel se recrute par agences spécialisées. Un bordelier veut une pensionnaire, il demande aux imprésarios[11] leur catalogue et il se choisit un sujet correspondant à ses besoins. Il lui faut une négresse, une Suédoise, une Ricaine ? V’là ! Servez chaud ! Une Greta Garbo, une Marilyn, une Brigitte ? Hop, c’est parti ! Une technicienne de la clarinette baveuse, une artiste du grand écart, une douée de la malle arrière ? Banco, servez-vous ! Ça devient du travail de régisseur. Ces dames, quand ça ne carbure pas selon leurs désirs (coupables), changent d’agents. Comme un acteur passe de Ci-Mu-Ra chez Horstig, elles quittent l’écurie de Paulo-pain-de-fesses pour celle de Dédé-les-belles-gonzesses. Dix pour cent sur la transaction, je suppose ? On vend bien les joueurs de football ! Après tout, y a pas de raison.
Je me fends le pébroque en apprenant que Carola la Roumaine est la reine du vibromasseur sur peau de mouton à l’envers[12], que Frida la Germaine prend du petit comme un vrai pédoque ; que Barbara la Britiche est une participante à part entière (son talent réside dans son absolue sincérité). On trouve de tout, et le reste ! Une Chinoise (qui se laisse déguster à la baguette), une femme-canon (deux cent vingt livres à poil), une étudiante en droit (licenciée c’est la santé), une princesse russe (pour les bas tauliers de la vodka), une Annamite, une catcheuse, une dompteuse, une mère supérieure, une sœur de lait, une fille de joie, un garçon de peine, une cousine germaine, une tante, deux tantes, trois tantes, la femme d’un ancien ministre, une comédienne, deux comédiennes, trois comédiennes, une vierge, une hypertrophiée des glandes mammaires, une Syrienne (qui rit quand on l’apaise), une dactylographe, une évangéliste, une noctambule, une Lapone, une technocrate, une autodidacte et trois bureaucrates. On trouve tous les beaux prénoms, ceux qui vous portent à l’âme ou à la peau. Des Dolores, des Monica, des Carla, des Heidi, des Jennifer (à repasser), des Joan, des Gretta, des Frédérique, des Nathalie, des Barbara, des Ursula, des Consuela, des Consulats, deux Mercedes (dont l’une est surnommée 220 SE pour la différencier de l’autre et parce qu’elle est à injection directe), des Valérie, des Cynthia, des Angela, des Patricia, des Gloria, des Victoria, des Alléluia.
Vous parlez d’un beau cheptel ! Vous parlez d’un paradis en bouteille ! La volupté en cinquante photos ! Tout le plaisir depuis Ah ! jusqu’à Reste ! L’épanouissement unique du sensoriel ! Le feu d’artifice glandulaire ! La manufacture de la pâmoison ! Il y a là les spécialistes qualifiées de l’olive et de la corde à piano ; les adeptes du moulin à café ! Le bataillon des martineuses ; celui des insulteuses ; la brigade des cracheuses ; le commando des avaleuses ; l’escouade des cavalières-à-rebours ! Toutes sublimes ! Illuminées par leur feu occulte intérieur ! Les fières gagneuses horizontales, pleines d’initiatives osées. L’immense troupeau parfumé, peinturluré, élégance de celles qui transforment un médiocre moment en apothéose ! Il y en a qu’ont les roploplos comme des montgolfières jumelles. D’autres qui pourraient se faire des soutiens-gorge avec des gants de toilette. Des grandes, des immenses, des minuscules, des malléables, des rêches, des plates, des fluides, des rebondies, des qu’ont les hanches en pelle à gâteau, des qu’ont les épaules en branches de sapin, des qui sont faites au moule, des qu’ont la moule bien faite, des musulmanes, des catholiques, des brahmines, des juives, des bouddhistes, des païennes et une protestante convertie. Et à force de feuilleter, je réalise progressivement que cet album-catalogue est une espèce de bible. La bible de la femme, et la bible de l’amour. Le Dalloz des passions physiques ! Le Code civil des bonnes manières. Il contient toutes les possibilités épidermiques, c’est l’apologie du derme, de l’épiderme et de la glande ! C’est le Panthéon du passionnel ! L’embrasement total, complet, de la viandasse ! Le tracé météorique du sexe ! Je tourne les pages, je lis les rubriques, je contemple les photos. C’est une revue délicate, délicieuse…
Penché sur moi, Béru en fait autant. Un filet de bave dégouline sur mon épaule. Il a les yeux qui font du yo-yo. Il savonne de la menteuse, ô combien ! Il en voudrait ! Il en reprend par la pensée ! Il se fait surmener l’intime en imagination.
— Tu parles d’un parc à moules ! bavoche-t-il. Ah ! mon neveu, ce troupeau de mémées ! O tais-toi, mon cœur, ce qu’on pourrait se choisir pour son petit Noël ! J’aurais tout ça à ma dispose, ça serait tous les soirs mon anniversaire. T’as maté cette petite poupée rouquine, Gars ? Cette fossette au menton, et l’œil vicelard qui te plume les boutons du futal ? T’as vu ce balconnet pour travailleur de force ? Et cette grande brune, dis ? A son œil, tu réalises le boulot dont au sujet duquel elle est capable ! Tu la visionnes à l’horizontale dans ses exercices de haute voltige !
Il continue de s’humidifier, de devenir spongieux et exorbité. Son regard proémine de plus en plus. Il apoplexique à bloc, Béru.
— Autres temps autres nurses, classique-t-il. Je me rappelle, chez nous, les jours de foire, au chef-lieu, quand mon vieux allait vendre ses bœufs…
Il rêvasse.
— Après le champ de foire, c’était le bistrot. Ça s’entassait dans les troquets de la place. Ça lichetrognait à outrance en discutant des prix… On casse-croûtait. On chantait… Et puis voilà que brusquement, les bonshommes se mettaient à causer à voix basse. Je savais tout de suite de quoi t’est-ce qu’il retournait : le claque. Ça finissait toujours commak. Ils faisaient semblant de pas y penser, et c’est seulement quand ils avaient bien gorgeonné que l’un d’eux baissait le ton pour demander : « On va dire bonjour à Ninette ? »
Ninette, c’était la tenancière du bouiboui de la rue des Blancs-Lapins. Une grosse, rondelette, avec du maintien, quoique ayant le genre espagnol. Je la revois avec son chignon sur le sommet de la tête, pareil à une grosse pomme, ses tifs huileux, sa grosse verrue à poils au menton, et son rouge à lèvres qui lui remontait jusque sous le naze. Ces messieurs m’emmenaient et j’attendais dans la cuisine pendant qu’ils se choisissaient leur cocotte-minute. Il y avait toujours la même pétasse à me tenir compagnie : Marcelle, une petite déhanchée, un peu bossue sur les bords, avec des pommettes proéminentes et des traces de variole sur les joues. Elle faisait toujours tapisserie, la môme Marcelle. A part quelques compliqués, comme le percepteur, personne la grimpait et elle faisait du ménage pour compenser son chômage au plumard.
J’ai jamais rien rencontré de plus gentil que cette paumée. Elle avait des yeux tristes et la voix douce. Je m’imaginais que les saintes du Paradis devaient être comme elle : mal foutues et gentilles éperdument. Mon dabe, c’était toujours la même qu’il grimpait : Cléo, une solide fille bien dans son gabarit à lui. Elle portait toujours une jupe noire, étroite et fendue sur le côté, des bas à grille, un corsage vert… Une rouquine ! Papa aimait les rouquines. Tout le monde le savait et ma vieille se mettait à appréhender quand une flamboyante quelconque venait draguer dans notre secteur. Marcelle, pendant que je poireautais dans sa cuisine, m’offrait des biscuits qu’elle sortait toujours de la même boîte en fer. Sur le couvercle, ça représentait une tête de cheval. Chaque fois elle me demandait mon âge. Je gagnais en carats au fil des foires. Dix ans, m’dame… Onze ans, m’dame… Rien ne bougeait rue des Blancs-Lapins. Y avait toujours les mêmes têtes, si j’ose causer ainsi. Ninette, Marcelle, Cléo, et d’autres encore : des blondes, des brunes… Elles vieillissaient du même pas que les clients. L’année que j’ai eu quatorze piges, Marcelle a tiqué. « Tu fais plus vieux que ton âge, mon gars. Ça doit te tracasser, l’amour, non ? ». Ça me tracassait modérément vu que je m’embourbais déjà la couturière de maman, et puis la femme du boucher. Mais j’avais besoin de lui inspirer des compassions à cette fille. Navrante comme elle était, on pouvait pas lui étaler son bien-être. J’ai chiqué au tourmenté. Je lui ai bonni des grosses salades comme quoi j’y tenais plus dans mon calcif et que je me portais Monsieur Popaul à l’incandescence. Ça l’a remuée. Elle est allée mater à la lourde, puis elle m’a dit, de sa belle voix de sœur de charité :