— Ecoute, mon gars, c’est interdit par le règlement vu que tu es mineur, mais je vais en douce te faire un petit accommodement. Seulement, faudra le répéter à personne, tu me jures ?
J’ai juré sans conviction. Elle me prenait salement au dépourvu car je m’imaginais pas en train d’escalader ce tas d’horreurs. Heureusement elle m’a fait un travail artisanal. C’était la première fois qu’on me travaillait dans la racine de bruyère. Chez nous, au village, même les luronnes pétroleuses, elles ignoraient les délicatesses accessoires. Avec elles c’était le tunnel, tout de suite, sans escales. Du coup, cette mochetée de Marcelle est devenue pour moi la fée Marjolaine. J’ai oublié son compteur à gaz, sa bouille pleine de petits trous et ses guibolles en pieds de chevalet. Un vrai feu d’artifice, je te garantis. Ah ! il était révolu l’âge du biscuit. Je comprenais le percepteur qui restait client fidèle. Si elle lui bricolait des apothéoses pareilles, ça n’avait rien de surprenant ! Une technique aussi poussée, fallait être intellectuel pour apprécier. Des nanas qui se gargarisent à l’eau chaude avant de t’éponger, méthode chinoise, tu peux chercher longtemps avant d’en trouver.
Béru s’essuie le front d’un revers de coude.
— Quand j’ai été plus grand, je suis allé chez Ninette en client, avec les autres. Je m’ai payé ses marchandes de prouesses : Mireille, Léa, Dorothée… Mais, chaque fois, j’avais la nostalgie de Marcelle la boscotte. Aucune autre ne me collait des sensations aussi rares. Par orgueil, j’osais plus la choisir, Marcelle, quand on débarquait rue des Blancs-Lapins. Elle me souriait gentiment, mais sans espoir. Elle savait que désormais j’étais tributaire de ma dignité. Que les autres se seraient foutus de moi si je lui avais jeté le dévolu dessus. Elle comprenait la vie, Marcelle. Une sainte, je te répète, dans son genre…
Il se tait en me voyant sursauter.
— Quoi t’est-ce qu’il t’arrive, San-A. ?
Je viens de faire une image fixe sur l’avant-dernière page de l’album.
— Regarde cette photo, Gros ! Ça ne te dit rien ?
Il s’extrait de ses évocations pour se consacrer à l’image que je lui propose. Celle-ci représente une splendide créature aux cheveux couleur de lin, à la peau bronzée, au regard pervenche. Les yeux ont une douceur sauvage. Ça tient à leur bizarre fixité. Cette fille semble vous regarder au-delà de vous-même. Il y a dans toute sa personne quelque chose d’extrêmement médité, de déterminé aussi…
— Belle môme, convient le Mastar, mais pas mon genre ; trop romantiqueuse pour moi, San-A. Au plus que je prends de la boutanche, au plus que je donne dans le réaliste.
— Tu ne la reconnais pas ?
Il sourcille.
— Bouge pas, en effet, ça me rappelle vaguement quéqu’un.
— La blonde qui se taillait de chez ton oncle, en manteau d’hermine, hier soir ?
— Foutredieu ! s’exclame l’Hénorme. C’est ma foi vrai. Alors ça serait une espécialiste, cette beauté ?
— J’en ai l’impression.
Je ligote sa notice biographique. Elle indique :
« Hildegarde, 28 ans. Allemande extrêmement lascive. Tatouage au flanc gauche représentant initialement une croix gammée récemment retouchée (bouquet de fleurs). Spécialiste du fouet. »
Drôle de pedigree, non ?
J’arrache la page consacrée à Fräulein Hildegarde et je la plie en deux pour la carrer dans ma fouille.
— On vient de faire un sérieux pas en avant, Gros, assuré-je. Il ne nous reste plus qu’à tuber à la P.J. pour qu’ils se dépatouillent avec l’assassinat de Jérôme Laurenzi.
3
LE DÉRAILLEMENT DU TRAIN FANTÔME !
Linaussier, mon collègue des Mœurs, est un type douloureux qui porte toujours un gilet noir et une cravate grise. Il est propre comme un vieux billet de mille balles et se caractérise par ses chaussures éculées. La godasse, chez lui, c’est quelque chose de si délicat qu’il n’en change que tous les vingt-cinq ans. Une paire de pompes lui fait le quart de siècle, à Linaussier. Quand il entre chez André, c’est pas pour un achat, c’est pour un mariage. Il blesse des nougats, faut le comprendre. Le saton fragile, de naissance. Quand il se chausse, c’est comme un cosmonaute qui pénètre dans sa capsule. C’est hautement scientifique comme opération, et d’une précision extrême. Il lui faut une corne spéciale, du talc, la main-d’œuvre étrangère… Il est obligé de s’asseoir, de se mettre un concerto de Brahms pour s’adoucir le système nerveux, se velouter la patience, s’affûter le stoïcisme…
Il geint, il pousse, il rougeoie, Linaussier. Il se fait frictionner les orteils pour l’emballage sous cuir. Faut lui lisser la socquette, lui oindre les durillons, lui masser les tendons, lui décontracter les muscles, le vaseliner, aussi, parfois quand le temps veut changer. Ses pompes, il les habite, positivement. C’est son logement, son caveau de famille, ses sarcophages à nougats. On les lui ressemelle jusqu’à ce qu’elles s’effilochent, tombent en poudre. A la fin, y a plus que l’épaisseur du cirage. C’est devenu papyrus ! Friable ! Arachnéen ! Un souvenir de pompes, qui bâille, qui délabre, qui coule, qui s’émiette, qui se répand, qui s’en va, qui disparaît, qui se déchaussure, qui n’est plus que lacets…
Sa croix, en somme. Son calice ! Il est double, douloureux, tragique. C’est une entrave. Il marche comme dans un marécage, les yeux rivés à ses godasses, attentif, anxieux, fixant les craquelures, détectant les nouvelles voies d’eau.
Un martyr, Linaussier ! Il arpente la vie comme sur des moignons. Un Pompéien fuyant la lave dévastatrice sur des tronçons de pied ! Des fois il marche sur le côté des pinceaux, les semelles s’opposant comme pour une immense ferveur du panard. D’autres fois, c’est sur la pointe des arpions qu’il déambule, vieux petit rat d’un opéra de quat’ sous à trois balles ! On l’a vu arquer sur les talons, comme un qui s’essaierait au ski nautique sans skis. Toutes les manières de se déplacer avec deux pieds, il les a éprouvées, risquées, tentées. Sa démarche est devenue funambulesque. On peut pas reconnaître son pas dans l’escalier car il ne gravit jamais les degrés deux fois de la même manière. Il a des trucs, des astuces. Il pivote, ou bien sautille, ou encore unijambise car ses targettes sont pas forcément à l’unisson de la souffrance. Y en a toujours une qui débloque davantage que l’autre. C’est un duel pied droit-pied gauche. A celui qui jouera au plus abominable… A celui qui fuira l’autre. Le drame, c’est ça : un farouche antagonisme entre ses deux pieds. Ils ne seront d’accord que lorsqu’ils formeront la flèche dans son cercueil.