Linaussier s’apprête à quitter son bureau lorsque je fais irruption. Il vient de dégager ses tatanes des coussins de duvet sur lesquels il les dépose pendant ses séjours à la Grande Casba. Il fait ses premiers pas. Ça saisit comme les premiers pas d’un bébé. On attend le miracle, on doute, on redoute ! On est prêt à intervenir, à le cueillir, à l’agripper, à le sauver in extremis. On craint le pire : la chute, la fracture… Et puis non, le pied droit dépasse le gauche, le gauche redouble le droit, l’équilibre est maintenu, la situation rétablie une fois encore, la dernière peut-être ?
— Tiens ! voilà le joli cœur, grince-t-il en exhalant un soupir.
On s’en agite une dizaine.
— Ça fait un blaud que je ne t’ai vu, San-A., toujours le bourreau des cœurs à prendre ?
— De plus en plus, Linau ; maintenant je ne peux plus sortir sans une provision de cardiorythmine pour soutenir les battants défaillants !
Il grimace un sourire envieux. Il a une bouille pas très fraîche : grosses lèvres, nez épaté, yeux mités, étiquettes en anses de cruche. De la couperose, des ennuis familiaux. Un gamin qui a une guitare fanée, une mégère qui lui fait passer ses vacances dans une ville d’eaux pourrie et qui l’oblige à rester près d’elle pendant qu’elle écluse sa flotte salvatrice… Il aime pas trop l’existence, Linaussier. Son rêve, c’était d’être capitaine au long cours. Il se voyait dans les escales ensoleillées, sur le pont blanc d’un barlu, ou bien avec des colliers de fleurs au cou… Et puis, ses panards…
— T’as besoin de mes humbles services, superman ?
— Yes, mon pote. Tu es le fichier vivant de la volaille, alors tu vas pouvoir me rencarder à propos d’une donzelle qui marne dans le pain de fesses.
Je lui sors le cliché de miss Hildegarde.
— Tu dois connaître ce ravissant sujet ?
Il prend la photo, l’approche de son déflecteur de bureau pour la visionner à loisir.
— Inconnue au bataillon des pétasses, affirme-t-il en me la rendant, t’es sûr que cette rosière opère dans la prostitution ?
Je lui bonnis l’histoire de l’album. Il hoche la tête.
— Alors, il s’agit d’une nouvelle recrue, décide Linaussier. Ça devient coton de rester au courant dans ce milieu. Il a tellement changé. Avant c’était organisé : une institution ! Ces dames étaient maquées à des jules répertoriés. On savait où on allait. Du bétail. Maintenant on se heurte de plus en plus à l’amateurisme. On assiste à une libération de la tapineuse. Je sais pas si c’est son droit de vote qui lui fait ça, mais elle s’affranchit de plus en plus de la tutelle du mac, la pute d’aujourd’hui. Elle marne pour son compte. T’as des femmes mariées, croquignolettes bourgeoises, qui retapent pour s’accorder le superflu. Des étudiantes, beaucoup, pour payer leurs études. Les vraies morues sont en perdition, comme les baleines. Bientôt faudra les parquer dans des réserves zoologiques, comme les flamants roses, pour en conserver l’échantillon.
— Comment pourrais-je me tuyauter à propos de cette chérie minette ?
Il réfléchit.
— L’album dont tu parles a été constitué par un organisme spécialisé. Qui comporte-t-il, comme autres denrées consommables ?
Je regrette de ne l’avoir pas apporté avec moi, mais ma mémoire éléphantesque me permet de lui virguler des blazes et de lui décrire des souris. Je lui raconte Myriam, la Mauresque, Fou-Zy, la Japonaise ; et puis d’autres, comme ça, à la volée. Alors il fait claquer ses doigts.
— Stop ! Je vois de qui il retourne. C’est le cheptel de Jérôme Laurenzi, ça. Tu devrais questionner ce dernier, il crèche rue de Buzenval…
— Pour le questionner, Linau, faudrait que je sois à la coule avec un ectoplasme, vu que Laurenzi est mort comme le diplodocus du British Museum. C’est justement chez lui que j’ai dégauchi le catalogue en question. Je pensais qu’il lui avait été soumis, mais selon toi, c’est au contraire lui qui l’a constitué ?
— Laurenzi mort ! s’étonne Linaussier, et de quoi ?
— Des oreillons, à son âge, ça ne pardonne pas. Donc il était imprésario en putes, le beau Jérôme ?
— Oh ! lui, il touchait un peu à tout, tu sais.
— Il possédait un clandé, non ?
— Oui ! rue Legendre. Confortable établissement géré par Mme Froufrou, récite mon collègue aux nougats endoloris. Tu devrais montrer la photo de ton Hildegarde à Froufrou, peut-être que ça lui dira quelque chose ?
— Et si ça ne lui dit rien ?
Linaussier hoche la tête et ouvre un tiroir de son burlingue. Il en sort quelques feuillets ronéotypés.
— Voilà la liste à peu près mise à jour des clandés de Paris avec leurs spécialités. Visite-les et questionne en douce leurs pensionnaires. T’as intérêt à ne pas faire état de ton brillant métier, sinon on risque de te jouer la Muette.
Je remercie et quitte le meurtri des racines, nanti de ses conseils et de son document.
Je passe aux services s’occupant des recherches dans l’intérêt des familles et lui fais tirer un cliché de la môme Hildegarde afin que le minois de celle-ci soit diffusé abondamment. Puis, comme il est déjà tard, je décide de stopper pour aujourd’hui ma petite enquête et de rentrer à la maison.
M’man est en train de repeindre sa cuisine lorsque j’arrive. Une sacrée bricoleuse, ma Félicie ! Pour elle, croyez-le, le travail c’est la santé ! Elle s’arrête jamais, la chérie. Le jardin, les vitres, les tapis, le nettoyage de la chaudière, tout, quoi ! Un vrai bonhomme dans son genre. Juchée sur un escabeau, elle barbouille les murs dûment lavés à la lessive Saint-Marc (comme dirait De Thou). Elle porte une blouse grise et un torchon lui sert de turban. Elle a des éclaboussures jaunes sur son beau visage ridé et si paisible. On dirait que des boutons d’or ont fleuri sur sa figure. Elle s’exclame en m’apercevant :
— Mon grand ! Si je m’attendais à te voir rentrer ce soir ! Mais je n’ai rien de prêt…
Elle me montre son fourneau recouvert d’une grande toile protectrice, le gaz également houssé, et la vaisselle enfermée dans des caisses au milieu du local.
— J’ai voulu profiter de ton absence pour donner un coup de peinture à la cuisine. Que penses-tu de ce jaune, Antoine ? Il est très gai, non ?
— Formidable, M’man, on dirait qu’il fait soleil ! Mais ne te tracasse pas pour la bouffe, on va aller au restaurant !
— Tu sais, j’ai du poulet froid au frigo, et on peut ouvrir une boîte d’œufs de saumon, puisque tu les aimes ?
Je sens que ça lui ferait plaisir qu’on reste at home. Elle est lasse et la perspective de devoir s’habiller la terrifie un peu.
— Comme tu voudras, M’man.
La radio joue en sourdine. Dans notre maison il y a une ambiance comme nulle part ailleurs. C’est d’un calme, si vous saviez ! Par la grâce de Félicie. Je me souviens d’autres logements que nous avons occupés, c’était identique.
J’avais l’impression de me plonger dans de l’eau tiède chaque fois que j’y rentrais. C’est resté pour toujours une mère poule, Félicie. Elle garde ses plumes ébouriffées et dedans il y fait chaud. On oublie… Quand ma vieille ne sera plus de ce monde, le monde lui aussi ne sera plus de ce monde. Il aura basculé ; il sera devenu autre chose : un autre monde où il fera gris et froid, où il fera méchant, où il fera morne. J’y songe, parfois, la nuit. Une suée me réveille ! Je pense à l’absence éternelle de Félicie et ça me donne envie de vomir. Par quel bord attraperai-je la vie quand la chose se produira ? A quoi ressemblera-t-elle, cette maison, sans elle ? Comment ferai-je pour mettre un pied devant l’autre et m’éloigner de sa tombe ? Félicie for ever ! Ma Félicie ! Des copains me disent : « Y a que des pédoques pour aimer autant leur mère, San-A. T’es sûr de ne pas trimbaler un complexe ?Je voudrais leur ramoner le pif à coups de phalanges. Félicie, elle a entretenu un miracle : empêcher que je ne sois plus un petit garçon ! Grâce à elle, y a un bout d’enfance qui continue en moi, qui me garde heureux et tendre… Vous parlez d’un cadeau !