Elle se déblouse, se détorchonne, se débarbouille. La revoilà en vraie Félicie, souriante, gaie et grave à la fois. Pendant qu’elle se relingeait, j’ai dressé le couvert dans la salle à manger, préparé les œufs de saumon, les toasts, la vodka, le poulet avec les cornichons… Elle aime que je m’occupe ainsi, ma brave femme de mère. Ça lui plaît que je participe en fonctionnement du foyer.
— On mange en télé ? je lui demande.
C’est une expression à nous. Manger en télé, c’est mater la bouille de Zitrone pendant les nouilles au beurre. Dans ces cas-là, nos couverts n’ont pas la même formation : on les met côte à côte au lieu de face à face.
— Comme tu voudras, mon grand.
— Alors je préfère qu’on reste entre nous, d’accord ? On se paie une dînette d’amoureux, M’man.
Elle sourit. On s’installe. Les œufs de saumon, elle apprécie pas trop. Elle se force, elle fait semblant pour m’accompagner car elle sait que j’ai horreur de savourer seul quelque chose que j’aime.
— A propos d’amoureux… j’attaque tout de go.
Puis je me tais. Je ne sais pas au juste ce que je voulais dire. La voilà secrètement alarmée, Félicie. Elle s’attend toujours à ce que je lui annonce mon mariage. Ça sera un coup moche pour elle, mais elle sera tout de même contente. Mon bonheur avant tout ! Et puis, grand-mère, c’est un truc pour elle. Elle a les capacités pour.
— Qu’allais-tu dire, mon grand ?
— Oh non, je la rassure, c’est de toi que je parlais…
— De moi !
— T’as été veuve à quel âge, M’man ?
— J’avais trente-deux ans.
— Mince ! c’est jeune.
— Oh oui, très jeune, soupire Félicie.
Elle s’étonne qu’on cause de ça. C’est un sujet auquel on ne touche jamais. La mémoire de Papa, elle est dans celle de ma mère. Des mémoires gigognes ! Je la lui laisse.
— T’as jamais été tentée de te remarier, M’man ?
— Non, jamais…
— A cause de moi ?
— Non, à cause de lui, répond-elle loyalement…
Vous me croirez si vous voulez, mais il n’y a pas une seule photo de mon dabe sur les murs. Elle a jamais eu le chagrin ostentatoire, Félicie, jamais… Pas d’iconographie pour glorifier sa douleur.
— Tu l’aimais tant que ça ?
— Oui.
— Pourtant, excuse-moi, t’as dû avoir besoin d’un homme. La nature c’est la nature, quoi !
Marrant que je la fasse rougir. Elle mord dans son toast emperlé de saumon.
— Tu sais, mon grand, l’amour, ça s’oublie. Il n’y a que ceux qui le font qui y pensent…
— Mais pourquoi ce sacrifice ?
— Ça n’était pas un sacrifice, Antoine. Je n’ai pas épousé ton père pour la durée de sa vie, mais pour la durée de la mienne !
Bon Dieu, ce qu’elle me dit, c’est comme de la musique. Ça me fait drôle, et chaud… Du bien et du mal à la fois. Je me lève pour aller l’embrasser. Je m’aperçois que, grâce à elle, mon vieux n’est pas tout à fait mort. Il a continué en sourdine. On n’a jamais chassé son ombre du logis, alors elle s’est installée près de nous comme ces chats perdus qui finissent par se hasarder. Et pourtant, c’est effarouchable, une ombre, ça ne se plaît pas n’importe où. Cela me fait un drôle d’effet de me sentir encore un père. Pourquoi n’avais-je pas pigé plus tôt ? Je me contentais de jouir de cette présence impondérable sans la réaliser…
— Ecoute, M’man, puisqu’on batifole dans l’intime, je vais te poser une question qui me ronge égoïstement depuis longtemps. En fin de compte, tu es la seule à pouvoir y répondre…
Elle me regarde. Ses yeux sont clairs, gris-bleu, avec comme un serti noir autour de la prunelle et des bulles dorées tout au fond.
— Je sais ce que tu vas me demander, mon grand.
— T’es pas chiche ?
— Tu veux savoir ce qui se passera pour toi quand je disparaîtrai, n’est-ce pas ?
J’en prends plein mon mouchoir !
— Oui, c’est ça.
Elle trempe ses lèvres dans son verre de vodka, fait la grimace et vide le contenu de son verre dans le mien.
— Je me proposais justement de t’en parler, mon petit.
Un temps… Elle joue, de la pointe de son couteau, avec un beau grain de saumon dodu et scintillant.
— Vois-tu, Antoine, il va falloir songer à te marier. L’homme n’est pas fait pour la solitude.
— Tu sais bien que je ne suis pas mariable, M’man. Une mère peut m’attendre des nuits, des semaines : pas une épouse !
— Tu lui feras des enfants. On n’a rien trouvé de mieux pour résoudre ce genre de problème. Seulement, tu ne devrais pas trop tarder ; note que je suis bien décidée à vivre très longtemps encore, mais plus vite tu prendras d’autres habitudes, mieux ce sera.
Je hausse les épaules.
— Navré de te décevoir, M’man, mais je ne compte pas me marier.
Elle s’apprête à me déballer une nouvelle rafale d’arguments lorsque le bigophone se met à carillonner. Je vais décrocher. Tout de suite j’ai l’impression que mon appareil est en dérangement car je ne perçois qu’un bruit de canalisation engorgée. Ça bouillonne, ça crachote, ça clapote, ça gargouille, ça ronronne, ça déglutit, ça expansionne… Je répète plusieurs « allô !ponctués de points d’exclamations intraduisibles en français et je m’apprête à raccrocher lorsqu’une voix misérable bredouille, comme on vide une bassine d’eau de vaisselle dans un caniveau :
— C’est toi, San-A. ?
Il me semble, fort confusément, reconnaître l’organe visqueux et gargouilleur du Gros.
— Oui. Béru ?
— Ah, Mec, parle-moi-z’en pas ! Si tu saurais !
Dieu du ciel, mais le Mastar chiale à l’autre bout du fil ! Il suffoque. Il s’étouffe à force de sanglots.
— Qu’est-ce qui t’arrive, Grosse Pomme, ton coq est canné ?
— Non, Berthe a été kidnappée !
La nouvelle est avant tout cocasse. J’imagine B.B., roulée dans un drap et embarquée de façon romanesque dans une voiture aux stores baissés. C’est le genre de vision qui aurait plutôt tendance à faire marrer un hépatique ! Ah, dites donc : la Gravosse dans le rôle du petit Lindbergh, je demande des précisions ! Il a son permis de grutier poids lourdingue, le ravisseur ! On alors ils s’y sont mis à quarante ! Ils ont employé des chevaux de trait ; des câbles, la force électrique, l’hydraulique aussi, peut-être ? On a installé une voie ferrée volante ? Embauché une machine haut le pied ? Répondez, je demande à comprendre ! Je voudrais savoir, admettre, concevoir ! C’est mon droit, j’ai un cerveau à double hémisphère, bulbe rachidien et scissure de Silvius, moi ! Faut que j’en use. Il me demande des comptes.
— Renifle un bon coup, conseillé-je au Gros, et tâche de me sortir tes salades posément.
Il suit mon conseil, à cela près que son reniflement est ponctué d’une vive expectoration.