— Qu’est-ce que c’est ? questionne-t-elle.
— Votre proprio, ma jolie ! rétorque fermement Béru.
— Quel proprio ? s’obstine la dame avec un poil d’anxiété dans l’organe.
— Le vrai ! tranche mon compagnon que le kidnapping de sa femme rend peu sociable.
Un morceau d’instant laisse filer son contingent de secondes et enfin la lourde s’ouvre sur Mme Froufrou. Oh la coquine ! Vous verriez ce déshabillé, les gars, que vous ne boufferiez plus que des pommes-vapeur pendant six mois !
Elle a un truc en voile rose praline qui ne dissimule d’elle que son absence de pudeur. M’est avis qu’elle en possède une collection de machins gazeux, à grille, troublants, transparents, arachnéens et fumigènes. Sa garde-robe, ça doit valoir la visite au tarif de nuit, avec taxe locale en suce ! Oh ! ce déboulé sur le vertige, mes frères ! Cette vue imprenable sur le polisson ! Cette croisière dans la mer des coquineries !
— Y a séance de nuit à la chambre, Mame Froufrou ? m’enquiers-je.
Elle hausse ses belles épaules potelées.
— Nous sommes fermées, précise-t-elle, mais j’ai mon Américain. Il est pilote de ligne et justement, ce soir, il fait escale à Paris.
Elle hésite, puis, eu égard à nos qualités de flics et de propriétaire, elle propose :
— Venez prendre une coupe avec nous ?
Sans hésiter, nous la suivons jusqu’en ses appartements privés.
Dans un grand salon richement décoré de lanternes chinoises, un grand garçon blond, au menton carré, est affalé sur la moquette, le dos à un accoudoir de fauteuil. Signe particulier : il n’est vêtu que de sa casquette d’uniforme et de sa montre étanche. Il tient une bouteille de champagne dans une main et le sein d’une personne rousse de l’autre. La bouteille est à peu près vide, par contre l’aviateur est complètement plein. Je pense que s’il reprend l’air avant la fin de la nuit, ses passagers risquent fort de ne pas souffrir du mal de l’altitude.
— Hello, babies ! nous salue-t-il avec cette courtoisie yankee sans laquelle les Etats-Unis d’Amérique ne seraient que ce qu’ils sont. Have a drink with me ?
Comme il est plus beurré qu’une tartine d’écolier, il nous tend le sein de la demoiselle au lieu de la bouteille, ce qui provoque chez cette avant-dernière un décollement de la glande mammaire. Elle pousse un cri de douleur qui se veut également de protestation.
— Tu fais mal à Suzy ! sermonne Froufrou.
Et de nous expliquer son Amerloque en long, en large et en vistavision.
— Franky est un amour de garçon, mais il ne connaît pas sa force.
— Une veine pour lui qu’il ne soit pas né sous le régime de la prohibition, souligné-je. J’ai dans l’idée que depuis le sein maternel il n’a jamais rebu une goutte de lait, votre Ricain.
— Il se permet quelques petites fantaisies au cours de ses escales, plaide la tenancière, c’est normal.
— C’est votre amant de cœur ? boude Béru.
Froufrou éclate d’un beau rire plein de feuilles d’or déguisées en molaires.
— Oh non ! un copain seulement. Il m’approvisionne en cigarettes et en bourbon, moyennant quoi il a droit de temps en temps à sa petite soirée de relaxation, pas vrai, ma guenille rose ?
L’Amerloque rit et file une claque sur le joufflu de la môme Suzy qui râle vilain. Suzy, c’est la soubrette de ce matin, je la retapisse, bien qu’elle ait troqué sa robe noire contre sa tenue d’Eve.
Le service, chez Mme Froufrou, il est drôlement démocratique. Après ses heures de boulot, on a le droit de participer aux soirées mondaines. Elle fait beaucoup pour l’évolution du salariat, Froufrou. C’est une personne qui s’active ferme pour l’unification des classes ! Le nivellement par le fignedé, elle opère ! Son système socialisant s’appuie sur le radada, uniquement. Elle a pigé qu’une bonniche à poil est plus appréciée qu’une marquise habillée. Elle veut absolument faire prévaloir son point de vue ; marquer son temps de ce concept. En bonne hôtesse, elle décapite une boutanche de rouille et emplit deux coupes.
— Quel bon vent vous amène, messieurs ? s’informe la gente personne.
— Nous cherchons une petite camarade à nous, dis-je, et nous avons pensé que vous pourriez peut-être nous aider à la retrouver…
— De qui s’agit-il ?
Je lui présente le portrait d’Hildegarde.
— Ce ravissant sujet, ma bonne amie.
Le sourire bienveillant de notre hôtesse s’évapore comme le beurre sur la plaque chauffante des crêpes flambées. Elle prend la photo en la tenant légèrement éloignée d’elle.
— Vous êtes presbyte ? remarqué-je.
Déjà la mère Froufrou me restitue l’image.
— Je ne connais pas cette fille ! dit-elle catégoriquement.
Pourquoi ai-je l’impression qu’elle me bourre le mou ?
Pourquoi la trouvé-je tendue, brusquement, et vaguement mécontente ? Il y a un quelque chose dans toute son opulente personne qui trahit sa méfiance. Elle est sur ses gardes…
— Et miss Suzy non plus, ne connaît pas ? fais-je en présentant négligemment la photo à la soubrette affranchie.
Vivement Froufrou intervient.
— Suzy ne connaît personne !
C’est net. Suzy regarde à peine le portrait. Elle hoche négativement la tête. Béru, qui n’est pas aussi bête qu’il en a l’air, me file un regard en soufflet d’accordéon. Lui aussi a chopé au vol les impondérables.
C’est alors que le Ricain cramponne le carton.
— Let me see !
— Une coupe, Franky ! s’empresse Froufrou…
Trop tard. Déjà l’aviateur regarde la photographie.
— Oh ! Hildegarde ! s’exclame-t-il.
Il baise la photo.
— Wonderful girl !
— You know ? je demande.
Franky a un rire de bébé rose mordant son pied pendant qu’on lui talque le dargif.
— C’était une très merveilleuse affaire ! éructe-t-il…
— Vous l’avez connue ici ? demandé-je.
— Of course, répond l’aviateur.
J’enfouille la photo et je vide ma coupe après avoir porté un toast à Froufrou. Elle est devenue pâlichonne sous son crépissage.
— A votre prospérité, belle madame ! lui gazouillé-je.
— Santé ! répond-elle.
Le Ricain finit de téter sa boutanche personnelle, puis il attire Suzy contre sa poitrine lisse comme un gant de chevreau. Un tendre ! Voilà qu’il lui baragouine des trucs pompés à même ses dernières livraisons de Comics. Sa façon à lui de faire de la purée à une sœur ! Après ça, il soignera sa gueule de bois à l’Alka Seltzer en se persuadant que, depuis Casanova, on n’a jamais plus touché un séducteur de son acabit. Le nombre de petits gars qui se prennent pour des terreurs de plumard est incalculable. Ils récitent des clichés, s’offrent une culbute et se disent qu’ils viennent d’œuvrer dans l’indélébile, que leur étreinte c’est le souvenir d’une vie de femme, à tout jamais ineffaçable. Pauvres pommes ! S’ils pouvaient savoir à quel point elles les prennent pour des caves, leurs partenaires, ils pavoiseraient un peu moins ! Les mâles, ce sont de grands mômes poètes. Des crédules. Faut ça pour que le système puisse fonctionner. Sans leur merveilleuse confiance, ça tournerait en eau de vaisselle, la société. Y a pas de place pour les roublards, en ce bas monde. Il est interdit aux sceptiques, aux « douteurs ».