— Je m’excuse si je vous demande pardon, déclare Bérurier, mais à moins que mes sens m’abusassent, je vous parie un œuf dur contre un wagon-lit Cook que votre intrépide cove-bois est en train de s’offrir Suzy en prime !
Froufrou glousse et se met à nous déballer des polissonneries plus salées qu’un baril de morue, comme quoi si Dieu nous a donné le scoubidou à pendeloques c’est bien pour que nous nous en servions. Elle suggère que nous participions à la fiesta, s’affirmant prête à apporter sa contribution personnelle. Elle a le menu des réjouissances ; son catalogue privé, réservé aux aminches, uniquement, rien que du spécial, du surchoix, de la cuvée réservée mise en boutanche à la propriété. Elle peut tubophoner à une gentille camarade à elle, Froufrou. Une femme mariée dont l’époux a une haute situation dans les arachides et qui fait des extras pour le sport. Une vraie virtuose, en somme. Une artiste à essayer coûte que coûte si on veut savoir réellement jusqu’où peuvent reculer les limites de l’amour. Paraît qu’elle s’appelle Marie-Thérèse, cette amazone. Justement son vieux est au Cambodge en ce moment et elle doit avoir de la vacation dans le réchaud. Vraiment, on ne veut pas essayer ce produit rare ? Juste pour se rendre compte ? Tiens, elle nous ferait l’onguent magique, histoire de nous donner un aperçu de son fin savoir. Non, c’est sérieux, on va rester chastes ?
Je la laisse déballer ses outils pour que plus dure soit la chute. Elle parle, elle frivolise, elle gargarise, elle chatoie, elle porte au sang, elle crée son nuage artificiel pour, à la faveur de celui-ci, nous entraîner — espère-t-elle — dans les méandres de l’oubli. Mais il n’oublie pas, San-A. Et Béru non plus qui, au lieu de saliver, de s’humecter, de se tortiller dans la tentation, lui le sanguin aux sens effervescents, devient de plus en plus dur et fixe et sévère.
A la fin, juste comme la grosse Froufrou nous recharge la chaudière avec les inventions de son amie Marie-Thérèse, voilà Sa Majesté qui pose sa coupe sur le piano et qui s’approche de notre hôtesse. Elle lui coule son œillade pernicieuse numéro 88 bis, avec papillotement des balayettes et bout de langue pointée entre les mollusques.
Elle croit qu’il est à point, qu’il va céder, crier son banco et se décalcifier aussi sec. Aussi est-elle ravagée de stupeur lorsqu’elle efface une monumentale tarte en plein museau. C’est de la beigne signée Bérurier. Inutile de la doubler, c’est pas comme pour les photos, là on est certain que le premier cliché est réussi. Froufrou pousse un cri de douleur, de surprise, de protestation, de réprobation, de rage, de désespoir, de vieillesse ennemie. Ça donne une clameur ample et infinie comme le bruit de la mer. Du coup, voilà son petit Amerloque qui bondit. La Fayette, nous voici ! La France en danger, ils peuvent pas supporter, les Ricains. Dès qu’ils nous ont sauvé la mise, on a beau se payer leur pomme, leur glavioter au visage et les traiter de négrophages, faut tout de même qu’ils se pointent à la suivante, qu’ils passent l’éponge sur les go home. Pigeons francophiles une fois pour toutes, c’est dans la nature de leurs choses. Valeureux, présents, disponibles ! Franky, il s’est arraché d’un bond aux caresses de la môme Suzon. Et il a du mérite à le faire, vu que la miss lui pratiquait à ce moment précis le fourreau à 37 degrés. Stupeur ! la demoiselle, bien que jeune, porte déjà un râtelier avec toute la série de dominos à bifteck au complet. Dans l’élan, l’appareil s’est décroché de sa mâchoire pour rester suspendu après le palonnier du gars. Franky n’en a cure. Sa casquette de traviole, le clapoir de mam’zelle Suzy au métronome, il se précipite sur Béru, farouche dans son ivresse, vengeur à bloc, généreux dans le secourisme. C’est un beau spectacle !
— Espèce de grosse brute ! glapit maintenant Froufrou à l’adresse de son presque propriétaire.
— La ferme, morue, on je t’en aligne une autre ! gronde le Baraqué en relevant sa main pour une éventuelle deuxième tarte.
Il ne peut compléter son geste. Franky a joint ses mains et lui claque une manchette japonaise sur la nuque. C’est un petit futé qui, bien qu’aviateur, a dû subir l’entraînement des marins. Il est naze, mais sa vigueur reste intacte. Le Mahousse fait « arrhanget fléchit. Il tombe à genoux devant la mémère qu’il vient de molester, en une attitude d’infinie supplication. Franky va pour le finir d’un coup de panard lorsque je crois bon d’intervenir. Je torche l’épaule du Ricain, assez rudement pour l’obliger de faire volte-face, et je lui mets un crochet à la mâchoire. Il titube et part dans un meuble chinois qui bascule, choit et se morcelle. Good laque to you ! Ça le dessaoule, Franky. Il se redresse d’un bond et charge.
— Laisse-le-moi ! ordonne le Gros qui vient de récupérer.
Sa Majesté écume. La fumaga lui sort des naseaux. Il tombe en garde devant Franky. Franky le feinte admirablement et lui place une nouvelle manchette au cou. Asphyxié, Béru retourne au pays des pommes-vapeur. Re-à moi de jouer ! Cet Amerloque, c’est un drôle de coriace dans son genre. Pas vermoulu du tout ! Il s’empare d’une chaise et me la virgule en plein portrait. Soucieux de préserver ce physique qui trouble tant les dames, je me jette à plat bide et la chaise va fracasser un abominable bouddha de porcelaine qui se matait le nombril avec l’air de se dire que s’il avait un tournevis il se le déboulonnerait bien.
Du coup, Froufrou vient au renaud pour son matériel. La chinoiserie, c’est son dada. Sa vie de garce durant (on Dupont si vous préférez), elle a accumulé les tables rouges, les lanternes à perles, les dragons, les bouddhas, les vitrines, les ivoires, les porcelaines… Shanghai en appartement ! Elle entend pas qu’on lui saccage son musée des erreurs, Froufrou. Elle veut se préserver le patribonze[13] qui lui a coûté tant de peine et d’artiche. Elle est pour la sauvegarde du bibelot ! Elle appelle Confucius au secours. Elle remparde devant ses bibelots infâmes. Mais Franky, c’est le système ricain dans toute sa logique. Rappelez-vous comment, pendant la dernière guerre, pour nous délivrer de l’occupant ils nous déversaient des tonnes de bombes sur la hure. On n’arrêtait plus de s’enterrer à un certain moment. Franky, pour protéger sa camarade Froufrou, il emploie la même tactique : la terre brûlée ! Il me plonge dessus à pieds joints, je me roule sur le côté et il mord la moquette. Je me redresse et lui file un coup de genou dans le menton au moment où il va se remettre debout. Il bascule dans la vitrine aux méchants ivoires. Y a les coolies express qui se bousculent comme à une distribution de riz. Ils déménagent dans un gros fracas de verre pilé.
— Laisse-le-moi, faut que je me le fasse ! tonne le Béru, lazaréfié une fois de plus.
L’Américain est debout. Le dentier de la môme Suzy breloque maintenant, car la castagne lui a court-circuité le potentiel affectif, au copain amerloque. Il mijote une nouvelle manchette pour Béru. Le Gros s’avance, mais il est sur ses gardes maintenant. Au moment précis où Franky va pour lui placer son coup de balayette, Alexandre-Benoît lui cramponne les bras et le neutralise partiellement. C’est, pendant quelques secondes, une empoignade farouche, silencieuse… Ces messieurs sudationnent à outrance. Chacun leur tour ils donnent des à-coups pour désamorcer l’adversaire, mais chaque fois l’autre subit la secousse avec intrépidité.
— Arrêtez ! supplie Froufrou, vous m’avez fait suffisamment de dégâts comme ça !
La grosse Suzy chiale tout ce qu’elle sait. Demain matin elle aura réintégré sa robe de soubrette et le ménage sera pour ses pieds. Ça l’effare, ce bris de porcelaine, ce concassage d’ivoire, cet émiettement de laque, ce déperlement d’abat-jour ! Elle est terrorisée par l’ampleur de la tâche qui l’attend. Elle souhaite l’armistice !