Comme les deux antagonistes luttent depuis plusieurs minutes sans que ça se décante, Béru décide d’employer les grands moyens. Il se permet un coup de pompe dans le tibia de Franky. L’Amerloque hurle dans la langue dégénérée de Shakespeare et relâche son étreinte. Ce que sentant, le Gros en profite pour lui placer un coup de boule féroce dans les mandibules. Cette fois, l’aviateur en a une provision dans l’aile. Il prend du mou dans la dérive et de la trépidation dans le gouvernail de profondeur. Dans un effort suprême, Béru l’arrache et le fait tournoyer. Mon Dieu que c’est beau ! Quelle majesté dans l’instant ! Que de noblesse dans cette âpre victoire ! Franky pivote, décrit un tour complet, puis un second, un troisième. Béru est devenu toupie. Les deux hommes prennent de la vitesse. Leur rotation s’accélère, les dépasse, les entraîne, les vainc. Ils sont arrachés de terre par la conjugaison de forces physiques implacables. Ils virevoltent, ils volutent, ils arabesquent, ils fauchent tout dans leur trajectoire. Une tornade, les gars ! Un raz de marée ! Un séisme ! Tout est fracassé, pulvérisé, haché, démantelé, ruiné ! Les lanternes tombent, les meubles sont renversés, les objets précieux réduits en poudre. C’est le massacre des bagatelles ! C’est l’instant solennel où le néant reprend ses droits. Le bibelot redevient matière première. Il reste plus que le piano d’intact. Mais les établissements Gaveau n’ont pas lieu de crâner longtemps car c’est sur cet instrument (à queue, vu l’endroit où il se trouve) que les deux combattants terminent leur tourbillon de la mort. Le piano joue en un dixième de seconde le Concerto Pour Névrose-mal-soignée d’Amédée Dussaussoy. Son pied arrière se rompt. Il prend alors la position du dromadaire en train de se relever… ou de se coucher. La monumentale potiche, orgueil de la chinoiseriemanie de Froufrou, dont le motif représentait trois bonzes occupés à pêcher à la ligne sur une jonque, se démultiplie à l’infini… Heureusement que les morceaux sont entiers, sinon ça serait à désespérer de tout ! Béru a trouvé une position confortable, il est à plat ventre sur Franky, il tient ce dernier par le cou et lui tambourine le coquillard contre le clavier. Des accords parfaits pleuvent sur les cris des deux dames. Ça mélodise encore un moment, et puis le silence revient, bien tendu, comme le couvre-lit d’une vieille fille. L’Américain est groggy. Horrible détail, le dentier de Suzy l’a mordu pendant l’échauffourée, très cruellement, et le pauvre biquet a le zigomar à béquille qui sanguinole. Bérurier se redresse et s’époussette au milieu des décombres.
— Quand on me cherche on me trouve, déclare-t-il en toute modestie. Mademoiselle Suzy, sans vous commander, vous devriez vous occuper un peu de votre Lineberge, biscotte j’ai un début de tourment pour sa santé.
Il se masse un peu la nuque puis, s’adressant à Froufrou :
— Ecoute, ma petite grand-mère, familiarise-t-il, primo j’suis quasiment ton proprio et deuxio je suis flic, ça constitue deux raisons dont chacune est suffisante pour que tu laisses tes salades au pote âgé, compris ?
Elle écoute à peine. C’est une femme plus brisée que ses fétiches qui sanglote au milieu du salon sinistré.
— Une fortune ! larmoie-t-elle. Des pièces de collection ! Une vie de labeur que vous venez de mettre en miettes !
Ça n’émeut pas le Gros, lequel objecte :
— Tout ça n’est rien tant qu’on a la santé, ma belle. Et je te jure bien que si tu ne t’affales pas dare-dare, c’est ta santé, justement, qui va trinquer !
— Mais que vous ai-je fait ? s’écrie la douairière.
— Tu nous a berlurés, ma belle ! s’indigne le Volumineux. T’as raconté comme quoi tu ne connaissais pas la dénommée Hildegarde alors que ton glandulard d’Amerloque prétend l’avoir vue ici. D’ailleurs, sans te vexer, tu mens mal, poupée. C’est pas dans ton tempérament de balancer des bobards ; quand tu essayais de nous chambrer t’à l’heure, t’avais les mirettes qui faisaient du yo-yo !
Elle hausse ses lourdes épaules. Elle devient fataliste lorsqu’on la colle au pied du mur, Froufrou. C’est la force des simples, la résignation. Ils savent bien, eux, qu’à l’impossible nul n’est tenu ; alors, quand la partie est foutue, ils amènent le pavillon.
— Bon, d’accord, je l’ai eue huit jours comme pensionnaire, et puis un matin elle n’est plus revenue. J’ai prévenu M. Jérôme, il m’a dit qu’il était au courant et qu’il fallait complètement oublier cette souris. Il a tellement insisté sur le mot « complètementque…
Elle se tait, la sueur perle à ses tempes. Des larmes brouillent encore son regard. Ses yeux noyés contemplent misérablement le carnage chinois qui l’entoure, elle se sent vulnérable et répudiée, mâme Froufrou. Ça faillite vachement pour elle depuis un moment. Le Ricain qui a retrouvé ses esprits est en train de se faire colmater le bigoudi vadrouilleur par la môme Suzy, cause indirecte du sinistre. Les blessures comme celle qui vient d’être infligée à la virilité de Franky ne sont pas remboursées par la Sécurité sociale américaine. Il est salement déprimé, l’aviateur.
— Ecoutez, Froufrou, attaqué-je. Il se passe des choses très graves. Pour vous situer leur importance, laissez-moi vous apprendre par exemple que Laurenzi a été assassiné.
— Quoi ! s’égosille la tenancière.
— Officiel. Et tout me porte à croire qu’il l’a été par Hildegarde. Vous comprenez pourquoi votre témoignage est indispensable ?…
— M. Jérôme assassiné ! bredouille-t-elle, un homme si aimable…
— C’est toujours les meilleurs qui lâchent la rampe les premiers, déplore Béru qui connaît ses classiques et l’art de les placer dans une conversation !
— Le moment est venu de nous parler d’Hildegarde, tranché-je. Et de nous en parler abondamment, ma chère amie. Comment est-elle venue chez vous ?
— Envoyée par M. Jérôme…
— Quelle était son adresse à Paris ?
— Je ne l’ai jamais sue.
Je la défrime d’un lampion suspicieux. Pourtant elle a l’air de jouer franco, la maman maquerelle.
— Voulez-vous me faire croire que vous ne savez pas où joindre vos aimables collaboratrices, Froufrou ?
— D’habitude si, bien sûr, mais Hildegarde avait catégoriquement refusé de me dire où elle demeurait… Je n’ai pas insisté, étant donné la toute particulière recommandation de M. Jérôme.
— Et ce mystère ne vous a pas surprise ?
Froufrou relève le pan ténu de son déshabillé et, oubliant toute pudeur, se fourbit la cressonnière de ses ongles incarnats.
— Vous savez, dans mon travail, on perd vite l’habitude d’être trop curieuse. Notre métier est basé sur la discrétion… Vous me voyez, commente la digne femme, poser des questions à mes clients pour connaître leurs noms et leurs situations sociales ?
Je la sens lancée. Elle enroule bien, comme on dit chez les coureurs cyclistes. Sa mécanique trouve le bon rythme.
— Quelle fille est-ce, cette Hildegarde ?
— Une beauté.
— Je sais, mais à part ça ?
Froufrou esquisse une moue.
— A part ça : secrète, dure, glaciale… Mais alors, au travail, un feu d’artifice !.. Si je vous disais que je jouais la madame guette-au-trou uniquement pour admirer Hilde. J’invitais mes autres petites à jetonner pour leur éducation. Pendant le mois qui a suivi son départ, tous les messieurs qu’elle a traités sont revenus me la réclamer. Elle les avait marqués, impressionnés par sa technique. Voyez-vous, tartine la brave hôtesse, notre métier semble facile a priori, mais en réalité il est extrêmement délicat. L’amour, sans l’amour, il n’y a rien de plus difficile à réussir…
Nobles paroles en vérité et qu’on devrait — à mon humble avis — graver au fronton des écoles.