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— Donc, Hildegarde était une technicienne hors ligne ?

— L’Etna, monsieur ! Les Japonaises ? Des patates à côté d’elle. En vingt-cinq ans de galanterie, j’en ai rencontré des championnes ! Des vraies, pas feignantes à l’ouvrage, des courageuses, des inventives. Le don réel, certaines le possèdent, mais poussé à un tel degré, jamais !

Elle agite ses mains de charcutière alourdies de carats.

— La science du mâle, monsieur, n’ayons pas peur des mots… Une connaissance totale du corps humain et de ses plus infimes réactions.

— Elle est allemande ?

— Oui.

— Elle a eu l’occasion de vous parler de son passé ?

Froufrou fait claquer l’ongle de son pouce entre ses dents.

— Pas ça ! Le silence !.. Entre les clients, elle lisait des gros bouquins écrits en allemand. Je lui parlais, elle m’envoyait aux prunes… Ah ! j’ai souvent fait le poing dans ma poche pendant ces huit jours, il faut vous dire que je n’ai pas le caractère à me laisser marcher sur les pieds…

Je gamberge un brin… Croyez-moi ou sinon allez vous faire estimer chez les Grecs, mais je commence à être amoureux de cette amazone mystère.

— Vous ne l’avez jamais vue en compagnie d’une autre fille ?

— Moi non, mais Suzy l’a aperçue un matin qui descendait d’une Cadillac conduite par une fille qui lui ressemblait comme une sœur, n’est-ce pas, Suzy ?

L’interpellée achève de sparadrer l’intimité de l’aviateur. Elle récupère son râtelier pour répondre.

— C’était sûrement sa sœur, madame…

— Bien, reprends-je, et Laurenzi ne vous a pas donné quelques détails sur elle ?

Froufrou élude ma question.

— Comme je m’étonnais de son absence, il m’a seulement dit que la petite Frisée avait dû partir en voyage, et il m’a répété que je devais l’oublier. On sentait qu’il n’avait pas envie de parler d’elle, qu’il était gêné…

— Donc, vous ignorez où elle a pu aller ?

— Totalement, et vous pouvez me croire…

Je la crois… Béru finit la bouteille de champagne, miraculeusement épargnée par l’ouragan de son combat. Comme il ne reste plus de coupes valides il boit au goulot, à la sans façon…

Froufrou ramasse un bras gauche de bouddha et caresse le biceps de jade avec mélancolie. L’instant est calme, presque serein. Et voilà que l’usine à phosphore de votre camarade San-Antonio se met à faire de la surproduction.

Une pute qui vient marner en Cadillac, qui ne donne pas son adresse, qui ne parle pas et qui ligote des bouquins reliés pendant les temps morts n’est pas une pute ordinaire, vous êtes bien d’accord ?

— Elle avait un tatouage, paraît-il, murmuré-je.

— Oui, admet Froufrou, ça représentait à l’origine une croix gammée…

— Pourtant, le nazisme n’était plus de son âge…

— Je lui avais posé la question, elle m’avait répondu qu’on lui avait bricolé ça quand elle était toute petite fille. Elle se l’était fait camoufler par un tatoueur qui était revenu dessus avec de la couleur. Le nouveau motif représentait un bouquet de fleurs, pourtant la croix gammée demeurait apparente car elle avait essayé de se l’enlever elle-même en s’injectant du sel, et sur sa peau brûlée, les nouvelles encres ne pouvaient pas bien prendre… Un drôle de numéro, cette Hildegarde, conclut la matrone.

Elle ajoute :

— Mademoiselle ne montait pas avec n’importe qui. Avant de se décider, elle voulait voir le client. Le monde renversé, quoi ! Elle regardait par l’œilleton du salon ; neuf fois sur dix elle refusait.

— Elle avait un genre d’homme ? fais-je vivement.

Froufrou hausse un sourcil.

— Vous m’y faites penser… C’est ma foi vrai.

— J’avais remarqué, moi, madame, intervient Suzy. Hildegarde ne se décidait que pour les grands costauds dans le genre de mister Franky. Sauf qu’elle les prenait d’un certain âge : entre quarante-cinq et cinquante ans. Le jour qu’elle a choisi Franky, je me trouvais près d’elle. Je l’ai entendue dire en allemand : « Il est trop jeune, mais je peux bien m’offrir un caprice ».

— Tu parles allemand ? m’étonné-je.

— Je suis alsacienne…

J’opine.

— Donc, elle réservait ses faveurs aux grands quadragénaires de l’entre-deux-guerres ?

— Uniquement, certifie l’hôtesse. Uniquement.

Je la regarde en rêvassant.

— Avant de me répondre, pensez bien à ce que je vous demande, madame Froufrou : n’avez-vous pas l’impression que cette fille recherchait quelqu’un ?

Froufrou n’hésite pas…

— C’est une idée qui me trotte par la tête depuis sa disparition… Cette fille n’était pas catholique. J’ai la nette impression qu’elle a fait ce séjour chez nous uniquement pour connaître ma clientèle et que, ne trouvant pas ce qu’elle cherchait, elle est allée ailleurs…

— Dix sur dix, chère Froufrou ! lancé-je en me levant. Allons, Gros, la chasse continue.

Béru m’imite d’autant plus volontiers que sa boutanche est vide.

— Excusez pour le dérangement, fait-il en montrant le carnage ambiant.

Froufrou a un triste et fataliste mouvement de la main.

— Et excusez idem pour la torgnole, ajoute le Confus, je suis toujours été impulsif.

Elle lui brandit un sourire miséricordieux.

— Y a pas de mal, mon ami, ça m’a rappelé le bon temps où Raymond, mon premier jules, me dérouillait. Tout le plaisir a été pour moi.

C’est sur cette réconfortante assurance que nous prenons congé d’elle.

5

LA TOURNÉE DES GRANDES-DUCHESSES

J’ai pas le courage de me flanquer dans les toiles tout seul, soupire le Gros. Dis, tu crois qu’on me l’a butée, ma Berthy ?

— Penses-tu ! m’efforcé-je de le rassurer.

Mais, pas plus que le cœur, l’intonation n’y est. Nous venons d’avoir la preuve (répétée) que ces demoiselles ne reculent devant rien. Je songe à Jérôme Laurenzi, étranglé comme un poulet, et à la mitraillade du train fantôme. De quoi avoir des frissons le long de l’échine, non ? B.B., entre les griffes de ces tigresses, ne doit pas se sentir à son aise, si elle vit encore, moi je vous le dis.

— Viens, tranché-je, allons en écluser un sur les Champs-Elysées, ça fera plus gai.

Il accepte. Abattu comme un chêne, le chéri. Prostré, même. Il s’imagine avec un crêpe au bras, derrière le convoi de sa mémée, et leur passé conjugal lui remonte au gosier comme une giclée de bile.

Nous débarquons au Fouquet’s où deux whiskies magnifiquement tassés nous redonnent une apparence d’optimisme.

— Si nous faisions le point, Béru ?

— Je le fais dans ma poche depuis un bon moment déjà, affirme-t-il. Ce sac d’embrouilles me chancetique le mental dans des proportions grand V, si tu veux tout savoir…

Je lui frappe l’épaule.

— Un homme fort, sentencié-je, se doit d’affronter les pires difficultés avec vaillance.

Il branle sa pauvre tronche bourrée d’intempéries.

— Ta vaillance, mon pote, tu peux te la remettre dans la culotte ! Comment t’est-ce que je pourrais être vaillant en imaginant ma Berthe morte ou, qui sait même, violée !

— Imagine-la vivante, car c’est aussi une troisième hypothèse… Et la plus vraisemblable !

Il écluse son godet d’une seule traite (avalisée).

— Non, Mec, pas la plus vraisemblable, tu le sens bien. Ces foies blancs ont voulu me scrafer, tu sembles l’oublier. Y a pas de raison qu’ils cherchassent à m’anéantir au composteur et qu’ils kidnappassent Bobonne simplement pour y faire admirer le Vésuve en érection. Tout ça est lié au décès de tonton. A ce clandé dont à la tête duquel le cher homme se trouvait sans le savoir. Ces nières butent Laurenzi hier après-midi… Le soir elles foncent chez mon oncle… Le lendemain elles enlèvent ma chère épouse bien-aimée et veulent me faire gober mon extrait de naissance… Tout ça paraît farfelingue, mais pourtant se tient. Le fil conducteur, c’est la mort de Prosper et son immeuble de la rue Legendre où justement l’Hildegarde a fait un stage…