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Valentin, c’est le principal bistrot du bled. Le super-market en quelque sorte. Il fait boulangerie-épicerie-mercerie-faïence-charbon… La salle de café est basse. Un papier peint cloqué la tapisse, qui représente des scènes de chasse. Le motif se répète à vous flanquer la nausée : un épagneul à l’air glandouillard tient gauchement dans ses crocs un superbe faisan. Y a des réclames pour la Suze, dans les jaunes éteints, sur lesquelles on voit un monsieur au bras noueux arracher de la gentiane dans un paysage de montagne. Ça renifle la vinasse à bord. Et puis le vieux plancher humide, et aussi le papier moisi et le clébard crotté. Ça serait pas l’épagneul, des fois, qui chlinguerait de la sorte ? Ou bien son faisan qui aurait les vers ?

Le troquet est bondé. Ici, les enterrements sont des espèces de fêtes communales. Après les obsèques, les bonshommes se retrouvent au bistrot et partent en java jusqu’à plus d’heure ! Ça tonitrue vilain dans la strasse quand on débarque. Des voix rocailleuses se chevauchent. C’est à qui fera donner ses cuivres pour grimper sur ceux du voisin. Mais notre arrivée rétablit le silence. Un silence trop brutal pour être naturel.

Bérurier, qui, un instant auparavant, a serré toutes ces pognes, est brusquement intimidé. Je l’ai jamais vu commak, le Gros. Une rosière qui débarquerait par erreur dans une pissotière à six places ! Il pâlit, ne pouvant rougir puisqu’il est déjà violet, et porte un doigt gercé à son bada.

— Salut ! qu’il fait en se frottant les cordes vocales au gras de lard, comme des dents de scie.

L’assistance murmure un salut. C’est maintenant les retrouvailles entre Béru et ses compatriotes. A la porte du cimetière, c’était une mesure pour rien : un numéro classique, exécuté par toute la troupe de Saint-Locdu-le-Vieux. Bérurier représentait une famille en deuil. Cette fois, c’est sa personne qui est concernée.

Il regarde l’assemblée, prend ses repères en distribuant des œillades, puis gagne la table où le maire du pays rouquine de plus belle.

— On peut t’offrir un pot, Mathieu ? s’inquiète le Mastar.

— Ben voyons, accepte l’interpellé.

Les bonshommes se tassent les miches sur le banc de bois, ciré par des générations de pantalons.

Ils sont presque tous vêtus de noir et portent des feutres ronds, cabossés, avec un bord renforcé. Le taulier vient serrer la louche à Béru. Valentin ! Il est en boulanger : falzar à petits carreaux, gilet de flanelle béant sur une poitrine velue et enfarinée. C’est un gros au nombril borgne.

Un mou rusé dont les yeux font la navette.

Sa Majesté commande un saladier de vin chaud. Il a omis de me présenter. A Saint-Locdu, les mondanités n’ont pas cours. Tout naturellement, la converse roule sur le défunt. De quoi, de qui pourrait-on décemment parler en revenant d’un enterrement ?

— C’est moi qui t’ai envoyé un télégramme, Alexandre-Benoît, avertit le maire. Si y aurait eu que ta punaise de Laurentine pour t’informer, tu serais été prévenu au calendrier grec !

Béru remercie chaleureusement.

— J’ai eu pour trois francs vingt de télégramme, ajoute le premier magistrat, lequel a encore du jaune d’œuf entre les doigts.

Mon compagnon rembourse le maire.

— De quoi qu’il est décédé, tonton ? s’inquiète-t-il.

Mathieu regarde le fond de son verre vide et se met à imprimer des ronds de vinasse sur la table. Il stylise un vélo, puis l’emblème du billard, ensuite une auto, et enfin l’écusson des Jeux olympiques.

— Je saurais pas te dire, Alexandre-Benoît, tu devrais voir le docteur. C’est la Mélie qui l’a retrouvé mort, l’autre matin, en allant lui faire son ménage… D’après ce que m’a dit le médecin, il se serait levé la nuit. Il aurait raté une marche de son escalier et se serait estourbi en tombant. Ton oncle Prosper, près de ses sous comme tu le connaissais, il faisait pas de feu chez lui, la nuit. Il aurait pris une congestion et il en est mort. A son âge, ça pardonne pas, d’autant qu’il faisait moins dix, l’autre nuit. Quand là Mélie est arrivée, elle l’a trouvé, raide, dans sa cuisine.

Le maire se tait. La servante apporte le saladier de vin chaud. Une légère mousse violacée frise à la surface du généreux liquide. Des quartiers de citron nageotent dans le pinard chauffé. Béru officie, louche en main. Il emplit les verres avec la dextérité d’un cuistot de cantine distribuant le rata.

— En tout cas, murmure le maire, à travers la fumée de son godet, j’ai idée que toi et la Laurentine, vous allez pas vous ennuyer…

— A cause ? demande le Gros.

— A cause d’à cause, rétorque Mathieu avec tact et précision.

Et d’ajouter, à titre de complément d’informations :

— Prosper, tu permets, depuis le temps qu’il les mettait à gauche, il doit vous laisser un bas de laine gros comme mes bottes !

Il faut reconnaître une chose : Béru, c’est pas un cupide. Ainsi, je vous parie un tour de chevaux de bois contre la tour de Pise qu’il n’avait pas encore songé à l’héritage. Mais cette perspective qui lui est brusquement offerte le charme. Il se dit qu’il n’est pas désagréable d’enfouiller un petit tas de blé, alors le chagrin lui vient de ce vieux tonton si misérablement disparu et qui a passé sa chétive existence à amasser des sous pour lui.

— Tu crois que je vais hériter ? demande-t-il au maire.

— Vois le notaire ! conseille le first magistrat de Saint-Locdu ; mais vu que la Laurentine et toi vous êtes ses seuls parents…

L’image de l’aigre, sèche et vénéneuse cousine, se dresse dans l’esprit de Béru, tel un épouvantail au cœur d’un gras labour. C’est le moche revers de la médaille dorée. Il a dans l’idée, Alexandre-Benoît, que le partage ne se fera pas sans douleur.

On écluse le vin chaud. Pardon, chapeau ! C’est des techniciens, chez Valentin ! Il est sucré, poivré, cannellisé à point ! Un nectar (de vigne).

— Qu’est-ce que t’en penses ? triomphe le Gros.

Je rends à son vaillant pays natal le vibrant hommage qui lui est dû. Béru profite de la chose pour annoncer au peuple ébloui que je suis le limier number one de France. Ça ne les épate guère. Ils ont beau être de la brousse, ils n’aiment pas le poulaga. Ce qu’ils ressentent pour les messieurs de notre profession ressemble à de la méfiance, à de la répulsion, à de la honte ! C’est tout juste s’ils ne murmurent pas : « Y a pas de mal », histoire d’être courtois.

Le Mastar me beurre la tartine à tout-va, comme quoi aucun mystère ne m’a jamais résisté. J’ai dénoué les affaires du siècle. Partout où je passe, les points d’interrogation tombent comme la luzerne sous la lame d’un faucheur.

On recommande un second saladier, puis trois, puis quatre. La fumée emplit la salle. Le brouhaha des conversations fait penser au Parc des Princes un jour de Tournoi des Cinq Nations. Complètement naze, le Gros chiale sur son tonton disparu.

— Je l’avais pas revu depuis mon mariage, révèle-t-il, mais je pensais souvent à lui. Un grippe-oseille, d’accord ! Un taciturne, re-d’accord ; mais c’était l’homme intègre. La grande tradition française ! Des comme lui, le moule est cassé ! Verdun ! Médaille militaire ! Croix de guerre avec plus de palmes qu’un élevage de canards ! Et une voix comme l’Opéra paierait chérot pour en avoir ! Il te vous interprétait « les Bœufsde Pierre Dupont, à la Chaliapine, le tonton Prosper ! Le plus bel organe du département ! A son bel âge, on se l’arrachait pour les banquets ! Quand le dabe du notaire actuel est clamsé, c’est lui qui s’est farci la messe braillée bien qu’il fût anticlérical. Tout le monde pleurait !

Et sa réputation ne se limitait pas seulement à sa voix ! Dans le pays, on le savait, qu’il était doué par la nature, Prosper ! Les dames le mataient avec crainte et envie. Elles se demandaient toutes si elles étaient capables de lui héberger sa Gemini VII au tonton Bérurier. Ça se chuchotait, les échecs de certaines ! Y avait eu des grincements de dents chez les juponnées du canton, des clameurs désespérées, sur l’air de « J’ai beau m’asseoir dans la vaseline ».