— Voyons, Alfredo, interviens-je, en adoptant ce ton conciliant à quoi se raccrochent les gus malmenés ; tu ne vas pas faire la vilaine tronche…
— Sûr que non, qu’il la fera pas, promet le Gros en retroussant sa manche droite.
Il montre son avant-bras jambonesque au barbeau. Des poils partout ! Des cicatrices ! Un fier trophée !
— Il en ferait, continue Sa Brutalité, qu’on en viendrait aux gnons et ça se gâterait pour sa frimousse. La lutte du pot de fer contre la peau de fesse, censément !
— Mais je ne vous ai rien fait, proteste humblement le Julot de Rita.
— Manque d’esprit coopératif, Alfred, dis-je en ramassant un sucre sur la moquette et en le croquant. Pour nous autres, poulardins comme nous sommes, c’est un délit. On peut fort bien t’enchrister après une partie de bourre-pif pour proxénétisme et coups et blessures…
— Coups et blessures ! s’indigne le malfrat.
— T’as jamais fait la raie à ta souris avec un tesson de bouteille, réfléchis !
Là, ça lui cisaille ses effets. Il se met à me défrimer autrement. Cet esprit clairvoyant se dit que je ne me suis pas amené dans sa crèche les poches vides et que je dois avoir un dossier épais comme une tranche de pudding sur son compte.
— Questionnez-moi, je vous répondrai…
— Bravo ! clame Bérurier en lui filant un petit coup de poing mutin sur le nez, je savais que t’étais un petit gars bien convenable.
Le petit gars bien convenable tamponne son nez endolori avec une irrésistible pochette de soie. Il saigne et ça lui déconjugue le moral.
— Rita avait une bonne copine, reprends-je, une ravissante Allemande prénommée Hildegarde. Elle est venue ici ; tu dois t’en souvenir ?
— Oh, oui, p’t’être bien, fait Alfred avec un air tellement sincère qu’on a envie de l’arroser d’essence et d’y foutre le feu.
— Imagine-toi, poursuis-je en m’asseyant à califourchon sur une chaise, que nous désirons avoir un entretien privé avec cette belle Germaine. Le hic est que nous ne savons pas où la pêcher…
Béru, poulet modèle, prend le relais sans laisser tomber le bâton.
— Alors, on compte sur toi, conclut-il.
Couchetapiane prend une expression d’infinie détresse, toute ruisselante de regrets éternels.
— Je ne peux vous être d’aucun secours, affirme-t-il. Cette fille est venue ici une ou deux fois prendre un pot, mais elle nous disait qu’elle créchait chez une copine à elle, à Passy. Son adresse, je l’ai jamais sue. Et d’ailleurs je m’en foutais. Si j’avais su qu’un jour…
Là, il chique les Judas à tout-va. Le sourire est torve, l’œil papillotant.
Je le dévisage un bon coup, après quoi je me lève et je prends mon Béru à l’écart pour une conversation particulière.
Pendant que je chuchote dans la trompe d’Eustache du Gros, Alfred ramasse les décombres de son petit déjeuner. La vieillarde de service montre son museau défraîchi par l’encadrement. Elle est anxieuse. Je suis prêt à vous parier une pomme d’arrosoir contre les pommes pommes pommes pommes de La Marseillaise qu’elle ne savait pas pour le compte de qui elle travaillait. Ça la terrorise, de réaliser qu’elle époussetait dans le Milieu. Le gars Alfredo va devoir se mettre en quête d’un autre appartement vu qu’il va y avoir la grosse levée de boucliers dans le très respectable immeuble.
Ayant filé ma consigne au Mahousse, celui-ci s’esquive en trombe. C’est un signe béruréen de ne se mouvoir qu’en trombe. Le départ en locomotive de ses locaux motive une profonde inquiétude chez Alfred Couchetapiane.
— Tu es bien certain de ne pouvoir m’affranchir davantage, bambin ?
Il secoue la tête très vite et très fort. On pourrait la croire montée sur ressorts.
— Certain, je vous le répète, cette fille, je m’en rappelais même pas. Pour ce que je l’ai vue… Et puis je défends à Rita de se lier avec ses compagnes…
— Tu as bien raison, approuvé-je, les mauvaises fréquentations, c’est la porte ouverte aux pires calamités… Cela dit, il faut que je bavarde un peu avec ta morue, mon petit gars. Où négocie-t-elle ses charmes, la Rita ?
Il va pour interpréter les évasifs, mais mon œil de plâtre l’en dissuade. L’expression, c’est le véritable langage. A preuve : le cinéma était bien plus éloquent à l’époque du muet.
Alfred murmure :
— Elle s’explique rue Caumartin.
— A quelle hauteur ?
— En face de l’entrée des artistes de l’Olympia.
Depuis un moment, je louche sur une photo coincée dans le cadre de la glace et qui représente Couchetapiane tenant par la taille une belle brune à l’air salingue.
— C’est ta donzelle, cette pétroleuse ?
Il opine. J’enfouille l’image.
— Tu permets ? dis-je, je me la ferai dédicacer un de ces jours…
Et sur cette réplique je me tire.
Je retrouve Odile et Béru en tête à tête, l’une devant un Americano, l’autre devant un beaujolais-villages. Ils devisent aimablement. Elle doit lui parler de sa Berthe, le réconforter, car il a le visage mouillé et les coquards plus roses que les pages centrales du Larousse.
— Tu as fait ce que je t’ai dit ? m’enquiers-je.
— Ça tourne ! répond-il. Qu’est-ce que tu penses de cet oiseau ?
— Pas tellement de bien, Gros. Mais, dans un moment, je te dirai si ma mauvaise impression est ou non justifiée.
— Il paraît que c’est un marlou ? demande Odile.
— Oui, ma chérie. La pire espèce d’hommes. Les arnaqueurs de l’amour. Les exploiteurs du sexe…
Elle fait la réflexion propre à toutes les honnêtes femmes lorsqu’elles s’intéressent à la prostitution.
— Comment des filles peuvent-elles vendre leur corps et remettre cet argent à un homme ?
— Au début, ce sont des vicieuses, mon chou. L’acte devient vite pour elles une petite formalité. Puis elles rencontrent un mâle qui les domine, leur inspire crainte et amour, et la prostitution n’est plus alors qu’une espèce de philosophie élémentaire. L’abandon de leur corps à un « michése transforme en travail. Elles disent du reste « travailler »… Elles finissent par tout admettre de leur protecteur : qu’il les rançonne, les frappe et même les double. Un barbeau a souvent deux femmes, et même plus. La seconde fille s’appelle une doublarde, terme assez péjoratif qui calme la jalousie de la première. Le fin des fins pour un maquereau consiste à faire croire à chacune de ses gagneuses que l’autre est sa doublarde. C’est un métier honteux, mais qui requiert beaucoup de psychologie lorsqu’on veut éviter les crêpages de chignon et les basses dénonciations.
Je me tais brusquement en voyant déboucher la vieille femme de ménage de Couchetapiane. Frileusement serrée dans un vieux manteau de lainage noir à col de faux astrakan, un fichu noué sur la tête, la balayeuse s’éloigne d’un petit pas rapide et furtif de souris.
— Une seconde ! lancé-je avant de m’élancer du pas d’un lancier dont la lance se balance en cadence, comme la ganse d’un lansquenet.
En six enjambées et demie, je rattrape Mme Furibarde qui marmonne en marchant des trucs malveillants.
— Vous permettez, chère madame ?
En me reconnaissant, son visage flétri par l’âge et la réprobation s’illumine.
— Ah ! monsieur le policier ! s’exclame-t-elle, vous allez un peu me dire…