— Tout ! la coupé-je. Je vous dirai tout et vous me direz tout, vous verrez comme, ensuite, la vie sera belle lorsque nous n’aurons plus de secrets l’un pour l’autre. Puis-je vous offrir une consommation afin de vous remettre de vos émotions ?
— Alors un petit rosé sec, dit-elle en femme persuadée que la cirrhose est une maladie exclusivement masculine.
Nous nous rabattons sur le comptoir de mon rade.
Le loufiat connaît mon invitée puisque, d’autor, il lui cloque son rosé sec.
— Ainsi, fait-elle, d’après ce que j’ai cru entendre, les gens chez qui je travaillais étaient des voyous ?
— C’en sont toujours, madame !
— J’en parle au passé parce que je viens de leur rendre mon tablier ! fait-elle. Moi qui pensais que cette Rita travaillait dans l’immobilier.
— Ce n’était que demi-mensonge de sa part, madame ; elle travaille dans l’immobilier meublé.
— Une pute ?
— A l’état pur, madame… heu…
— Merluche ! Virginie Merluche, si vous avez besoin que je témoigne dans Le Parisien libéré, veillez à ce qu’on n’écorche pas mon nom !
Son nom dans le baveux ! Rêve des humbles ensevelis dès la naissance sous un Himalaya d’anonymat. Que ne feraient-ils pas pour voir, l’espace d’une édition, s’étaler leur patronyme dans leur journal habituel ! J’ai connu un écrivain célèbre par ses souvenirs qui publiait des éditions de luxe de ses couvres et adressait un bulletin de souscription aux intéressés avec la mention « Votre nom est cité dans cet ouvrage ». Cet homme remarquable connaissait bien ses contemporains car les tirages étaient épuisés en un clin d’œil. Il savait que les vrais best-sellers, ce sont les annuaires.
— Madame Merluche, votre bonne foi a été surprise. Vous avez fait le ménage d’une catin et d’un maquereau. Ce sont des choses qui arrivent, ne vous en désolez pas. L’argent qui rétribuait votre labeur provenait certes de honteuses copulations, mais il se trouvait purifié par votre travail !
Vous allez trouver, mes fils, que votre San-A. use d’un style ampoulé, comme on dit chez Mazda, mais gardez-lui votre entière confiance, il sait ce qu’il fait. L’emphase, c’est ce qui plaît aux pauvres. Elle les ennoblit.
Un pleur perle à sa paupière. Elle vide cul sec son rosé du même tonneau et fait claquer fortement sa langue pour signifier qu’un autre compléterait admirablement le premier. Je le lui commande.
— Voici la photographie d’une fille, dis-je en lui tendant le portrait d’Hildegarde. L’avez-vous vue chez Couchetapiane ?
— Mlle Hildegarde ! s’exclame la plumeauteuse. Ben, vous pensez…
— Ils étaient donc en bons termes ?
— Derrière et chemise ! Quand ils donnaient une réception, c’était chaque fois avec la blonde et des copains à elle !
Brave Mme Merluche, si simple, si honnête, si à califourchon sur les principes ! Comme il me plairait de lui donner l’accolade si les aigrettes de ses verrues, sa barbe et sa moustache ne constituaient une protection naturelle inaffrontable.
— Parlez-moi des amis d’Hildegarde, madame…
— Merluche ! Virginie Merluche ? Vous devriez le noter sur un papier… Pour vous en revenir, les amis d’Hildegarde, vous dites ? Il y avait une autre fille, blonde comme elle, avec un accent à couper au couteau ; et puis un type aux cheveux gris qui s’appelait Jérôme… Et aussi un autre bonhomme bronzé, pas français, avec un beau nez… J’ai jamais su le nom de ce bonhomme. Entre eux, ils l’appelaient le Prince. Si prince il y avait, ça devait être un prince arménien ou en quelque sorte.
— Vous prendrez bien un troisième rosé sec, madame Virginie Merluche ?
— J’ai peur que ça me tourne !
— Le rosé sec est un breuvage délicat, plaidé-je. Dieu a créé le vin rouge pour l’ivrogne, le blanc pour les huîtres et le rosé pour la femme.
Elle se laisse faire.
— Avec ces émotions, dit-elle pour se justifier, un peu de remontant, c’est pas de la gloire !
— Il y a eu souvent des réceptions chez Rita ?
— Deux fois ! On me prévenait et c’était moi qui m’occupais du frichti. J’acceptais de travailler le soir à condition que Couchetapiane me raccompagne jusque chez moi. Je me croyais en sécurité, vous parlez d’un comble ! Si je m’étais doutée…
— On est souvent mieux gardé par un loup que par un chien, déclamé-je.
Belle image, et qui atteint son but. Elle en sourcille d’admiration et je devine qu’elle fait un nœud à son cerveau pour pouvoir se la rappeler.
— De quoi parlaient ces gens lors des soirées en question ?
Elle secoue ses épaules de cigogne.
— Pourrais pas vous dire. Ils causaient par allusions en ma présence…
— Essayez de vous souvenir… La dernière fois, par exemple ?
Virginie Merluche pêche de son index un bout de bouchon qui flotte dans son rosé.
— Ecoutez, déclare-t-elle avec un rien de solennité, je crois bien qu’ils causaient d’un bonhomme qu’ils arrivaient pas à retrouver, et puis d’un autre qui leur créait des ennuis.
— Ils ont cité des noms ?
— Juste un que je me souviens !
Je me décapsule bien les entonnoirs.
— Lequel, madame Merluche ?
Elle se rince le dentier à l’anjou de comptoir.
— Ils parlaient d’un dénommé Bérier, on Béroyer, on Bérurier ; enfin dans ces eaux-là, conclut-elle en éclusant son troisième gorgeon.
En prenant congé, elle me chuchote d’une vois pathétique :
— Surtout, pour ce qui est des déclarations à la presse, oubliez pas : veuve Virginie Merluche, j’habite 34, rue Bayen.
Je promets et presse avec effusion sa main valeureuse. Dès qu’elle est partie, je retourne à la table de mes commensaux. Je jubile.
— L’enfant se présente bien, Gros, exulté-je (car jubiler ne me suffit plus), je crois que le gars Couchetapiane nous a berlurés en prétendant tout juste connaître Hildegarde. Le temps de tuber aux services et on arrose ce pas en avant.
— Je ne pensais pas qu’un flic se démenait de cette façon, plaisante Odile, décidément, vous ne restez pas deux secondes en place.
— Une oie sur une plaque chauffante, mon petit ange, plaisanté-je en fonçant au biniou.
Les services d’écoute, alertés par Béru, me branchent avec la table 22 (celle qui est à gauche de la cheminée).
Je me fais connaître et l’homme de quart me ligote son rapport.
— Votre client de la rue des Acacias vient de téléphoner, fait-il. Je vous lis… (Bruit de feuillets froissés qui, un court instant, me donne l’impression d’être près des cagoinsses.) Premier appel à Opéra 69 deux fois, qui est le numéro d’un café-tabac.
Le zig de la table 22 se met à déclamer, un peu du ton qu’adopte la dame des télégrammes tubophonés pour vous relire votre message :
« Demandeur : — Allô ! le café Dutrinal ?
« Répondeur : — Oui.
« Demandeur : — Je voudrais parler à Mlle Rita qui doit se trouver sur le trottoir d’en face…
« Répondeur : — Bougez pas, on va voir si on la voit !
« Silence… (que récite le table d’écouteur)
« Répondeur : — Elle y est pas.
« Demandeur : — Ça va, merci.
Il raccroche. »
Et le préposé, imperturbable, d’enchaîner :
— Second appel, immédiat, à Opéra 00–07 qui est le numéro de l’hôtel Goldmiché.
« Demandeur : — L’hôtel Goldmiché ?