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— J’ai tout de même l’obligation de penser à si on retrouvait pas Berthe vivante, s’obstine le Buté.

Il cherche à s’extirper une larme de ponctuation, mais ça ne perle pas. Il a trop sollicité ses glandes lacrymales. Maintenant, pour qu’elles fournissent, faut qu’il s’engrène le chagrin avec des images bien pénibles, des souvenirs bien saignants, des hypothèses bien horribles. Chacun a une dose de larmes à verser. Quand le réservoir est vide, faut qu’il attende qu’il se remplisse. De même les rires, et l’amour, et tout le reste… Oui, une pile, un réservoir. Le quidam, il a une capacité, un point c’est tout ! Une autonomie comme un avion. Il peut chialer deux on trois jours, une semaine… Mais faut qu’il se ravitaille. Qu’il rigole un bon coup dans l’intervalle pour laisser se recharger les accus. Béru, désespoir vivant depuis la veille, voit la lampe rouge de son tableau de bord s’allumer. Elle dit « achtung », « caution », « fais gaffe ». Elle avertit qu’on brûle les dernières ressources. Faut faire roue libre dans la descente, maintenant, pour économiser le carburant. On alors se payer une escale dans la sérénité.

— Si on retrouve pas Berthe vivante, je me remarierai pas, affirme cet homme intègre. Je dis pas que je me filerai pas à la colle avec une mémé un jour dans longtemps, deux ou trois mois au moins… Mais le cœur n’y sera plus. Je me maquerai juste pour qu’elle me fasse la tortore. L’opération reprise-chaussettes. Et puis, naturellement, pour me calmer la viandasse avant de roupiller. Je m’en choisirai une un peu tapée de manière qu’elle eusse des complexes vis-à-vis de moi et que je puisse assurer ma suprême assise. Une dodue, avec des roploplos en capot de Jaguar vu que j’ai habitude du rembourrage. Ce que j’insisterai, c’est sur le caractère. Je la veux aimable, pas rechigneuse et tolérante. Faut que je puisse porter du chrysanthème à Berthy sans qu’elle en prisse ombrage, regarder sa photo sans qu’elle fasse la gueule et m’envoie des coups de sarcasme dans le culte de Berthe. Tu piges ?

Je pige. Combien forte est la vie ! Quelle belle sève vivace ! Comme c’est dru, impétueux ! Ça me fait penser à la frêle pousse de lierre qui finit par étrangler l’orgueilleux sapin. Vous avez jamais vu grimper du lierre après un sapin ? Au début c’est joli. Ça pare le tronc. Ça lui ôte son côté futur poteau télégraphique. Et puis, quand le lierre est bien haut, bien fourni, bien luisant, on s’aperçoit que les branches basses de l’arbre jaunissent. C’est irréversible chez le sapin. C’est comme les tifs des bonshommes. Quand ça crève ça repousse plus. Un jour, le sapin, il lui reste plus que son cône, tout là-haut. Il est clamsé dans la verdure. On le croit toujours vivant, à cause du lierre exubérant qui, lui, est plus vert que l’été et que les oiseaux font frissonner. Mais c’est du fard sur la frime d’un cadavre. Mort, le sapin ! Etouffé par le beau boa suave aux écailles vernies.

Je zieute ma breloque. Dix minutes qu’Odile est partie en mission et elle n’est toujours pas revenue.

— Tu t’inquiètes pour elle ? demande Béru.

Je hausse les épaules.

— Non, tout de même…

— Fais-t’en pas pour elle, elle doit être en train de manœuvrer le barbe de première.

— En tout cas l’affaire se rassemble bien, remarqué-je.

— Tu trouves ?

— Couchetapiane et sa Rita sont dans le coup avec Hildegarde. Laurenzi aussi était dans le coup.

— Dans quel coup ?

— Nous finirons bien par le découvrir. Ce joli monde cherche un type mystérieux, ça, nous le savons. Un type qui doit frayer dans les milieux de la prostitution. En outre ces messieurs-dames se préoccupaient d’un dénommé Bérurier…

— Moi-même personnellement ? demande Alexandre-Benoît.

— Ou ton oncle. Qui sait ? Le cher homme avait peut-être découvert l’usage qu’on faisait de son immeuble de la rue Legendre et ruait dans les brancards.

Le Mastar opine.

— C’est très possible. Tonton, c’était un futé.

Mon ami se met à pianoter la table.

— Au lieu d’essayer de lui faire tirer les vers du nez par ta camarade, au maquereau, tu aurais dû me laisser agir. Ce pèlerin, tu l’as remarqué, a peur des gnons. Je te parie qu’en trois mandales, j’y fais raconter toute sa vie et celle de sa famille depuis l’époque des Gaulois.

— Un quart d’heure, dis-je.

Il brumasse dehors. La rue est maussade, poisseuse, fatiguée. Il y a des jours où l’on a l’impression que Paris a trop servi et qu’il en peut plus !

C’est l’heure de la bouffe, mais le public aimé ne semble pas s’en réjouir comme à l’accoutumée. Il reste prostré, l’estomac pas joyeux, l’appétit seulement organique. Les loufiats du troquet se mettent à croquer au fond de l’établissement, tandis que le patron, un gros zig chauve à gilet de laine, s’occupe du rade et la patronne de la caisse. Les patronnes s’occupent toujours de la comptée.

A la table voisine de la nôtre, deux marchands de bagnoles se racontent leurs dernières arnaques, comment qu’ils ont maquillé en carrosses somptueux des tires promises à la casse et combien ils étaient fiers, leurs clients, de s’en aller au volant d’une guinde dont le pont était plus bourré de son qu’un ours en peluche… Vous croyez qu’ils sont heureux de leur bon tour ? Même pas. Ils en parlent pour essayer de s’affirmer par la triche, pour faire le pied-de-nez à leur sens moral, mais contents, non. Ils font du vol plané dans leur destin. Fatalitas !

Vingt minutes qu’Odile…

Cette fois le tracsir me prend. Je sens que nous avons affaire à des gens pas comme les autres. A des gens impitoyables… Le rôle d’un simple marlou dans tout ça, je l’ignore. Mais ce marlou appartient à l’équipe d’Hildegarde. Il a des trucs graves à cacher et…

— Allons-y, Gros !

— Pas dommage, soupire-t-il en enfilant son vieux pardingue perforé.

Cette fois, c’est Alfred qui ouvre la porte. Il réprime une grimace en nous apercevant.

Il va pour s’exclamer « Encore vous ? », se rend compte que ça ne serait pas civil et s’abstient.

— Besoin d’un autre renseignement ? il soupire.

— Tout juste, Auguste, versifie Béru en le refoulant d’un coup de genou dans les castagnettes.

Nous pénétrons d’autor dans l’appartement. Imaginez-vous que le cher Alfred était occupé à faire le pli de son pantalon. Une vraie petite femme d’intérieur, mes choutes. La table à repasser est dressée, le fer électrique branché repose sur un support métallique et il a préparé sa pattemouille.

— Je me gaffais que t’étais bon à tout, mais homme à tout faire, alors là, tu me la coupes, ricane le Mastar.

— Faut bien que je mette la main à la pâte puisque, par votre faute, je me trouve sans personnel, rechigne Couchetapiane. Cette vieille carne m’a rendu son tablier, vu qu’elle ne veut travailler que dans la Haute Société !

Sans lui répondre, je me mets à investiguer. Je visite tour à tour le livinge, la chambre, la salle de bains, la cuisine et leurs placards respectifs sans découvrir ma mignonne Odile, ce qui me rassure. Probable que tout se sera bien passé avec le marlou. Seulement pourquoi n’est-elle pas venue nous rejoindre, sa mission accomplie ?

Toujours discret, mon féal s’est abstenu de poser à Alfred les questions qui lui brûlent les lèvres pendant ma brève absence. Aussi est-ce moi qui attaque :

— Je crois que tu viens d’avoir une visite, Freddo ? l’à-brûle-pourpoints-je.