Il ouvre des yeux ronds sous ses sourcils épais.
— Une visite ?
La beigne dont le gratifie Béru le fait chanceler.
— Simple avertissement, pour t’apprendre à pas chambrer les bourres, petit canaillou ! déclare mon compagnon…
Sa marotte, à Béru, quand il gifle un malfrat, c’est de replier ses doigts, si bien que ses gifles ressemblent à s’y méprendre à des coups de poing. Illico, voilà la pommette tuméfiée de Couchetapiane qui se met à enfler.
— C’est trop fort, pleurniche-t-il. Puisque je vous donne ma parole d’honneur que je n’ai reçu personne !
Deuxième parpaing béruréen, mais sur l’autre pommette. Alfredo se met à ressembler à un accident de chemin de fer.
— On te dit qu’une jolie petite dame est venue te voir, fesse de rat ! tonne le Tonitruant. Alors brise-nous pas les pendeloques avec ta parole d’honneur. C’est plutôt une parole de donneur, oui !
Vous dire s’il a de l’esprit, ce matin, le Gros ! Un vrai Vermot à lui tout seul.
Cette fois, Alfred se tord les mains.
— Messieurs, vibre-t-il, messieurs, je ne peux pas vous dire qu’une dame est venue puisque personne n’est venu ! Ne me croyez pas si vous voulez, mais ne m’obligez pas à avouer une chose qui n’est pas.
Curieusement, nous sommes touchés par un accent de grande sincérité. Ce type-là est pourri jusqu’à l’os, pourtant il y a dans sa voix un ton de vérité qui ne trompe pas. J’arrête le bras matraqueur de Béru.
— Minute, Gros, laisse-nous bavarder, tu le finiras après si besoin est !
— Besoin sera ! prophétise Sa Matraque qui ne demande qu’à distribuer de la purée de cartilages.
— Ecoute, Alfred, enchaîné-je, puisque tu répugnes à avouer ce qui n’est pas, avoue au moins ce qui est…
J’allume un cigarillo et, classiquement, je lui balance la première bouffée dans les trous de nez.
— Tout à l’heure, petit père, tu nous as baladés en barlu au sujet d’Hildegarde…
Il rougit.
— Moi ! ! ! s’écrie-t-il avec les trois points d’exclamation que je viens d’avoir l’honneur de faire reproduire scrupuleusement par le valeureux linotypiste qui se farcit mes élucubrations et auquel j’adresse toute ma sympathie[23].
Marrant, les inflexions d’une voix. Il a voulu être sincère, mais cette fois, n’y est pas parvenu.
— J’ai interviewé Mme Merluche, mon pote. Elle prétend qu’il y a eu à sa connaissance deux raouts chez toi et qu’Hildegarde y participait…
— M’en souviens pas, ergote le don Juan de Rita… Possible après tout, se hâte-t-il d’ajouter en voyant frémir le poing du Mastar.
— A ces soirées participait notre camarade Laurenzi, pas vrai ? Et puis aussi le Prince, si je me goure pas ?
Il tord le nez et se tait.
— C’est oui ou c’est non ? insiste Béru en lui plaçant son panard dans le creux de l’estomac.
— Oui, oui, fait précipitamment Couchetapiane.
— Bon, alors tu vas m’affranchir gentiment sur ce que cette joyeuse bande maquillait, bonhomme…
Il se reprend, Alfred. Il se dit que le temps se couvre mais qu’il doit se montrer homme, ne pas céder aux sollicitations pressantes de deux poulagas. Il pense que si je le questionne, c’est parce que je ne sais rien de précis. Alors, pas locdu, il conclut que si je ne sais rien de précis il peut me mentir, ou en tout cas battre à Niort.
— Qu’est-ce que vous allez imaginer, dit-il, d’un ton bien frais, bien matinal, bien décidé, il s’agissait de réunions purement amicales.
— Parole d’homme, Alfred ?
Il étend le bras du serment, sa main ne frémit pas.
— Alors, là, parole d’homme !
Je souris et m’assieds sur un tabouret de la cuisine. Un beau tabouret formiqueux, avec des chromes étincelants.
— Béru, soupiré-je, je crois que tu avais raison ; faut lui mettre une danse pour l’assouplir, on vient de toucher un menteur, je déteste…
— Tu permets que je prisse mes zaises, déclare le Dodu en tombant pardingue et veston.
En manches de chemise sale, avec son vieux bada ravagé sur le dôme, il est à la fois grotesque et sublime, mon Bérurier. Quelque chose de majestueux et de puissant émane de son individu. Bestial et serein, obtus et terrible ! Il est aussi implacable qu’un robot. C’est le robot pensant, Béru.
— Ah non, merde avec vos manières ! grince Alfred, révolté, survolté, virevoltant.
Il tombe en garde.
Ça ne déplaît pas au Gros. Alexandre-Benoît, il affectionne l’opposition. Ça le dope et le justifie. Un passif, il le mailloche sans y mettre son âme. Des poings sans âme, c’est bête comme les pistons d’une locomotive, ça n’improvise pas, ça se contente de fonctionner. Une rébellion, au contraire, pousse à l’ingéniosité. Ça fait chatoyer l’imagination. Ça vous contraint au génie, ça vous oblige à construire. Un type sans réactions, c’est une victime et une victime rend sadique. Tandis qu’un adversaire vous ennoblit. Je sais, rien qu’à mater la garde d’Alfred, comment Béru va s’y prendre avec lui.
Un faux coup bas pour l’obliger de tomber un peu les bras, mais le Gros va garder toute son assise et, recta, lui nougater les mandibules. Ça ne fiarde pas ! Le poing gauche du Fracasseur pique sur le foie de Couchetapiane qui s’y laisse prendre et veut bloquer. Ce faisant, il découvre un menton aussi visible que le perron de l’Opéra quand on se place à la sortie du métro. Le poing droit de mon féal jaillit. Pas possible d’être si gros et si prompt ! Oh ! ce pain de trois livres, ma pauvre dame !
Ça fait « tiafff ». Les yeux d’Alfred deviennent cloaqueux, ils se vitrifient, on dirait qu’on lui a cloqué des verres de contact en vitre dépolie. Il clapote des mâchoires comme s’il mangeait de la purée trop chaude. Et puis Alfred nous donne le bonjour et s’affale, faisant dans sa chute basculer la cuisinière à gaz. Ça tintamarre dans la cuisine.
Le Gros considère son poing sans piger.
— Tu parles d’une mauviette, j’y avais pourtant mis que la dose nourrisson.
— Faut croire qu’il supporte mal les barbituriques !
J’attrape l’assiette d’eau servant à humidifier le falzar en cours de repassage et je la flanque sur la devanture du voyou. Couchetapiane rouvre les vasistas. Il geint, se redresse et me met à cracher du sang agrémenté de perles blanches : ses dents.
Quand il en a glavioté quatre, il peut pointer sa langue hors de sa bouche tout en gardant les mâchoires crispées.
— Excuse mon ami, interviens-je, il est tellement gauche, qu’il ne connaît pas sa droite ! S’il t’avait placé un doublé de ce calibre, tu dormais jusqu’aux actualités télévisées de dernière heure !
Alfred hoquette :
— Il m’a cassé les dents !
Ça le fait zozoter.
— Te plains pas, j’ai repéré la plaque d’un dentiste dans l’immeuble, déclare Béru en se frottant les phalangettes sur le pantalon.
— C’est à la Santé qu’il se fera repaver le boulevard ! tranché je, tu ne penses pas qu’on va le laisser en liberté !
Je m’incline sur Couchetapiane.
— Je suis pas pour les voies de fait, camarade, seulement tu n’as que ce que tu mérites. Tout à l’heure, si tu as remarqué, mon ami ici présent est parti d’ici avant moi, tu te rappelles ? Il est allé faire mettre ta ligne téléphonique à la table d’écoute, si bien qu’on a enregistré ta converse avec Rita lorsque tu l’as appelée, au tabac d’abord et à l’hôtel ensuite pour lui recommander de ne rien dire au sujet d’Hildegarde.
Alfred a le regard battu, comme, après l’amour, l’homme qui s’est trop dépensé.
23
La plupart des auteurs ne pensent à leurs imprimeurs que lorsqu’ils trouvent une coquille dans leur prose, c’est-à-dire pour les faire engueuler par l’éditeur. Quelle ingratitude ! Pour ma part, je vénère ceux qui, avec ou sans coquilles, donnent vie à ma pensée. Et puis, d’ailleurs, dans un texte comme le mien, qui ressemble plus à une poubelle qu’à du Gide, il est quasiment impossible d’apercevoir les coquilles.