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Je l’entraîne au tabac. Il y a justement une table libre près de la vitre. On est aux premières loges pour admirer le panorama. A.-B. se commande un double sandwich aux rillettes de la Sarthe. Ses notions géographiques de la France ne reposent que sur l’alimentation. Pour lui, le Vaucluse c’est un melon, les Basses-Pyrénées du jambon, le Rhône des quenelles de brochet, le Périgord du foie gras, la Provence du vin rosé, Caen des tripes, et tout à l’avenant. Because sa fesse brûlée il se tient de guingois, mais avoir été marqué au fer rouge comme n’importe quel taureau de manade ne lui a pas ôté l’appétit, et il dévore en louchant sur Rita.

Curieuses à observer, les allées et venues d’une radasse. C’est un peu l’écureuil dans sa cage pivotante. Elle reste un moment adossée à un montant de porte, amorphe, puis, à la vue d’un passant possible, son œil s’anime, son visage s’éclaire pour devenir faussement aimable, bassement engageant. Le type arrive à sa hauteur. Elle lui décoche un sourire hardi, ses lèvres balbutient une invite, des promesses… Le passant continue son chemin. Le visage se ferme immédiatement, prend une expression sarcastique, butée, sombre. La fille se met à arpenter le trottoir à petits pas secs et précis, son sac se balançant au bout de son bras désœuvré. Elle parcourt quelques mètres sans jeter un regard aux vitrines qu’elle connaît par cœur. Elle va rejoindre une de ses compagnes, autre sentinelle d’amour, postée un peu plus loin. Les deux filles échangent quelques mots d’un ton naturel. Elles représentent mutuellement le seul vrai contact avec leur réalité propre. Et puis elles se séparent et regagnent leur point de faction.

— Tu vois, murmure Béru, les lèvres enrillettées, ce métier, moi j’aurais pas la patience. Eponger un clille, c’est rien. Le dur dans ce turbin, c’est pas de vaincre la répugnance, c’est d’attendre.

Il mastique énergiquement car s’alimenter est pour lui un acte de foi (et même de pâté de foie)[28]. Il mange comme le paysan laboure, comme le pilote de Boeing décolle, comme le chirurgien ablationne : avec méthode et application. En prenant son temps, en étudiant ses gestes, en les rationalisant.

C’est le maître artisan de la boustifaille, Béru. Le scientifique de la digestion. Il a le leur déterminisme du boa. Il engloutit de tout son tube, de tout son être, de tout son cœur. L’estomac, pour lui, c’est le tour devant quoi l’ouvrier spécialisé justifie ses émoluments. Un bel outil qui doit s’amortir par un rendement étudié ; surproduire à bon escient, assurer coûte que coûte sa mission.

Un poste de télé confidentielle[29] (de mon nouveau verbe : confidentieller, premier groupe à gauche en descendant le perron). On y voit deux messieurs. L’un qui fait parler l’autre. De nos jours, c’est ça le style téloche : des cons qui en questionnent d’autres. Les questionneurs et les répondeurs ont tous, toujours, le même langage, le même vocabulaire prétentieux d’où partent des phrases comme : « Si l’on prend les choses dans leur contexte »… ou bien « Compte tenu des coordonnées qui…Bande de manches ! Crèmes d’andouilles ! Enflés ! Baveurs ! Dindons ! Ils s’écoutent poser leurs propres questions et ils s’écoutent donner leurs propres réponses. Ce qu’il lui faut, à l’homme, c’est tartiner. Bavasser. Dire comment qu’il travaille ; comment qu’il embroque sa bobonne ; parler de son resplendissant génie ; de son talent confondant ; de son humour contondant ; de sa merveilleuse maison de campagne ; de ses bagnoles bolidiennes ; de ses voyages : son Inde, son Japon, son Tahiti ; de ses décorations ; de ses citations ; de ses promotions ; de ses convictions. Il a besoin d’être applaudi, le bonhomme. Il parle pas de ses saloperies ; de ses moches varices ; de sa paire de cornes ; de ses hémorroïdes ; de ses mesquineries ; de ses arrière-pensées saumâtres. Il expose le miel et cache la saumure (derrière son cadre noir). On se sort le panais, devant les caméras. On se l’agite ! On se taille des couronnes, des bavettes, des plumes ! On se projette le glorieux dans les foyers, pour les édifier, leur montrer un peu ce que c’est qu’un homme de bien et comment qu’ils sont, ceux qui écrivent des livres, qui inventent des bilboquets télescopiques, qui découvrent la Lozère, qui pêchent des thons de trois cents livres, stoïquement attachés à leur fauteuil à l’arrière du barlu. On leur fait découvrir le génie humain sous toutes ses formes. On les encense, on les compare, on les loue, on les solde ! Ça ne vous fait pas honte, à la fin, de tous les jours vous farcir ces gueules de raie minables ? La mienne y compris, parfois ?

Bien vrai, vous êtes pas gênés ? Des moments, y a la Genèse qui me trotte par l’esprit (et c’est pas l’Esprit Saint en l’occurrence). Il y est déclaré que Dieu créa l’homme à son image. Conclusion, si nous sommes à l’image de Dieu, Il est par conséquent à la nôtre, non ? Cette bouille que je Lui suppose pour lors, mes pauvres z’amis ! Se farcir l’éternité en compagnie d’un Dieu qui aurait les traits de certains ministres ou de certains présentateurs, j’aime mieux renoncer, abdiquer l’immortalité de mon âme, devenir charogne, puis simple humus. Terminer en réséda ou en salsifis. Devenir végétal, être bouffé, digéré, déféqué, plutôt que d’affronter cette perspective effroyable. Des fois que Dieu ressemblerait à ce gus déplumé et rondouillard à bille de faux curé vicieux, qui insidue, qui insinue, qui résiduse, qui objecte, qui abjecte, qui sert la soupe, qui vulgarise, qui vulgairise, qui gargarise, qui arriviste, qui gouvernementaliste, qui définit, qui définitife (du verbe définitifier), qui consciencie à longueur d’antenne, qui vous souille le tube cathodique, qu’on sent payé à la pige, qui veut faire la pige, qui ne pige pas, qui pousse, qui haut-de-cœure, qui généralise (ô combien) qui flonflonne, qui bavote, qui pétomane, qui one-man-chauve ; dont le regard est torve, le verbe baveur, le crâne grotesque, la pensée à vendre, le débit à louer, l’intention à blâmer. Dieu ressemblerait à ce truc ? A ce chose ? A ce machin ? Dites ? Répondez ? Alors, pas de Bon Dieu pour moi, please ! Foutez-moi un bon néant capitonné terre glaise, je m’en contenterai !

— Tu vois, murmure le Boa après son ultime déglutition, ça dérouille pas tellement pour notre prostipute. Le froid, ça leur endort Popaul, aux bonshommes.

Le fait est que Rita continue son manège. Léger footinge, bref échange de gaudrioles avec une grande bringue qu’on vexe en lui assurant qu’elle a la figure concave. Ensuite elle reprend sa faction, sourit à un pèlerin, lui susurre des mirages… « T’as pas envie de faire des folies, mon loup ? »

Le zig prend un air M.R.P. (de nonne) et garde les yeux braqués sur la ligne bleue des Vosges. Il passe ! Comme à la belote. Il doit pas avoir de jeu !

Le grand ennemi de la prostitution, c’est la timidité. Le nombre des pégreleux qui n’osent pas ! Qui voudraient bien ; qu’ont le fric, la godanche et un slip propre, mais qui, au dernier moment, reculent parce que c’est l’affrontement humain qui les terrorise.

Un autre survient, un vieux. Rita essaie un sourire, sans y croire. Le vieux ne la regarde pas non plus. Lui, il doit calcer en maison espéciale, se faire organiser des féeries son et lumière par des demoiselles coûteuses et inventives. Les messieurs, plus ils sont aux as, plus il leur faut de la main-d’œuvre pour se faire purger le radiateur. Les jeunots triquent vite et mal, dans la foulée. Ils ont une jolie frimousse, un œil mouillé qui attendrit les femelles (surtout les vieillissantes) mais ils se mettent le compteur à zéro en deux secondes, si bien que la « spring partner »[30] n’a même pas besoin de se déloquer ; à peine le temps de se foutre à l’horizontale et le gamin reprend ses billes. La distribution de félicité dure l’espace d’une lettre postée. Ils forniquent télégraphiquement : « Merci, madame, bons baisers, à jeudi prochain »… Les fossiles, c’est le contraire. La gigue du culte, chez eux, c’est quasi cérémonial. Ils s’y préparent, physiquement et cérébralement. On envoie la voiture-drapeau pour commencer à coller les affiches. Puis on dresse le chapiteau et on convoque les grands numéros internationaux afin d’obtenir une bath séance, pleine de suspense et d’émotions.

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28

Çui-là est franchement très mauvais, si vous avez un crayon sous la main, rayez-le ! Merci !

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29

Croyez-moi : la langue française manque de verbes. Alors laissez-moi faire ! On doit verber à outrance !

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30

C’est pas joli, ça ? La partenaire de printemps ? Ah ! moi et la poésie, on forme un beau couple, je vous jure