(30) !
— Gaffe, San-A. ! Gaffe bien !
Le Gros, surexcité. Je mate. Une DS noire ralentit à la hauteur de Rita. Le conducteur se penche par la portière pour dire un mot à la tapineuse. Je bondis, prêt à intervenir au cas où la fille grimperait à son côté. Mais l’auto repart. Le chauffeur est un grand type blond, aux traits rudes. Il fait quelques mètres et colle sa bagnole dans un berceau, puis il descend et va à Rita qui l’attend en ondulant de la croupe. Tous deux s’engouffrent dans l’hôtel.
— Un client ! annonce Béru.
— Faut voir, décidé-je.
Il comprend mon arrière-pensée.
— Tu crois que la bande à Hildegarde enverrait un zig pour effacer Rita pendant une passe ?
— Si nos gens sont pressés, et je pense qu’ils jouent la montre, oui, sûrement.
Nous abandonnons notre poste d’observation pour gagner l’hôtel. Le couple n’est plus en vue quand nous débouchons dans le hall. En nous apercevant, la taulière fronce les sourcils.
— Messieurs ? elle demande, mi-flic, mi-raisin.
— On voudrait une chambre, dis-je en prenant une voix de pédoque en délire.
Elle renifle et nous toise.
— Une chambre ?
— Pour nous deux, ajouté-je. Et on aimerait une piaule qui soit juste à côté de celle de Rita, c’est pour prendre un jeton.
— Mais…
Je cesse de pédaler du timbre pour lui montrer mes fafs.
— Vite, et de la discrétion ! tranché-je. Si vous balancez un seul mot à Rita, je vous attire tellement d’ennuis que vous vous cognerez sur la tête avec un marteau pour essayer de les oublier.
Sans un mot, la dame décroche une clé et nous entraîne dans l’escadrin.
On stoppe au premier. La chambre 17. Il y a un canapé recouvert d’un truc rouge pelucheux. Du papier peint noir constellé de papillons verts et rouges, des glaces dans l’angle du canapé, pour les ceuss qui aiment s’expédier au septième ciel en faisant de la barre comme les petits rats de l’Opéra.
— Notre petite amie se trouve où ? je demande.
Elle nous montre la cloison de gauche.
— Vous avez de la chance que je leur aie donné le 16, dit-elle.
— Pourquoi ?
Elle éteint la lumière dans notre chambre et fait coulisser un panneau de contreplaqué niché derrière une grande glace fixée en saillie (vu l’endroit, hein ?) La glace cesse d’être un miroir pour devenir une simple vitre. On se croirait au théâtre, dans une pièce montée par Rouleau, quand les tulles s’éclairent pour nous découvrir des scènes vaporeuses à travers des décors fixes.
Rita est en train d’accrocher sa veste de fourrure au portemanteau. La dame hôtelière met un doigt sur ses lèvres et fait jouer un petit volet semblable au volet d’aération de certaines voitures. On entend ce qui se passe dans la pièce voisine et c’est bien ainsi, l’ouïe étant le complément de la vue.
— O.K., merci, je lui chuchote.
Elle comprend et se taille.
— Tu crois que c’est un faux client ? demande Bérurier.
Je ne réponds pas. Le type vient de poser ses godasses. Il contemple Rita d’un œil gourmand. Son bustier surtout l’intéresse. Faut dire qu’elle est pas mal, Rita. Bon morcif, avec des volumes intéressants accrochés à l’endroit propice.
Rita vient à lui (il est assis sur le bord du plumard) et lui prend la tête à deux mains. Elle lui imprime sur la bouche un beau baiser violacé, puis enfouit le visage du type dans les rondeurs de son corsage.
— Tu sais que tu me plais à la folie, mon loup ? lui dit-elle de la voix passionnée qu’on prend pour indiquer sa route à une vieille dame égarée.
Le zig murmure un niais :
— C’est vrai, ça ?
Il s’agit d’un homme de trente-cinq berges environ, à l’accent nordique assez prononcé. Il est vêtu d’un complet sombre et d’un manteau de cuir noir.
— Tu vas me faire mon petit cadeau, hein, chéri ? enjôle la prostipute (comme dit Béru).
Il sort un portefeuille qui allume les mirettes à Rita. Elle a la paluche frémissante. M’est avis qu’elle lui caresserait plus volontiers la peau de son portefeuille que celle de ses bourses.
— Combien ? demande-t-il sèchement.
Elle se frotte à lui, retrousse sa jupe collante pour lui faire admirer le paysage vallonné et roucoule :
— Le plus possible, mon amour. Je serai très gentille, tu verras. Je me déshabillerai toute !
Le quidam prend un billet de dix sacs anciens[31] et le tend à Rita. Elle réprime son contentement et murmure, parce qu’il faut toujours essayer de plumer un cave jusqu’au croupion :
— T’en aurais un autre comme ça, je te ferais des vraies folies, tu sais…
Le client fronce les sourcils. Pour le décider, Rita lui coule une main polissonne dans le coffret à bijoux.
— T’as tort d’hésiter, Loulou, soupire-t-elle. Déjà que tu me plais à crier, pour le coup je serais chiche de partir en gala avec toi !
Le blondin sort un nouveau faf et le donne à Rita en soupirant :
— Tu es chère !
Elle l’embrasse.
— Aussi, tu vas voir ce travail, mon loup. La qualité se paie en amour comme partout.
Elle range les deux billets dans son sac et demande, histoire d’être aimable :
— Qu’est-ce que tu fais dans la vie, Chouchou ?
— Concessionnaire ! fait brièvement Chouchou.
— C’est bien, ça, approuve-t-elle, comme s’il venait de lui annoncer qu’il est prix Nobel de physique, et sans songer à lui demander en quoi il est concessionnaire.
Elle se dessape en moins de rien. Le zig, lui, se contente de poser son manteau, et sa veste.
— Eh ben, mon petit poussin rose, tu te mets pas à ton aise en plein ? s’étonne Rita.
Il lui caresse les seins.
— C’est toi qui m’intéresses, ma jolie, lui dit l’étranger. Tu es belle, tu sais.
Elle fait la roue.
— Oui, je sais, répond la putasse en se grattant les fesses et en se massant le ventre.
Ils se mettent d’accord sur le développement de la séance. Il demande juste à la palper de bas en haut, et ensuite, une petite fantaisie à coulisse sur l’air de Tagada-veux-tu. Un homme simple, dans son genre. Les radasses aiment toucher des natures de cette espèce. Des gars qui paient bien et parlent peu. En général, elles tombent neuf fois sur dix sur des épancheurs. Des zigotos mariés sans maîtresse qui ont besoin de déballer les affres de leur conjugal. Ou alors sur des rouleurs. Ceux qui plastronnent, qui s’inventent des écuries de courses, des collections de tableaux, des yachts et de hautes distinctions. Et puis il y a aussi une autre catégorie : les tendres. Les supertendres qui espèrent que la prostipute va tomber amoureuse d’eux. L’optimiste à tout crin qui se croit aimé pour autre chose que les cinq sacosins qu’il vient de défouiller.
On assiste donc, le rose de la confusion aux joues, à la mignonnette séance de « Continue-ça-va-venir ». Rita, dans son genre, fait montre d’une relative honnêteté. Elle lui en aspire pour vingt mille balles, au généreux donateur. Avec poses savantes dans les virages linguaux. Exclamations sensuelles. Manipulation du scrotum. Orifice indexé. Grumage de tige. Du bel artisanat, en vérité. Bérurier respire en forge ; en maître de forges. C’est le Georges Honnête du guet-appendice.
31
J’ai jamais compris pourquoi, aux Finances, quand ils ont fait l’opération Virgule-Zéro-Zéro, ils n’ont pas changé carrément les biftons. C’eût été radical et tout le monde tirait un trait sur l’ancienne mornifle. De même pourquoi laisse-t-on subsister le buste de Marianne dans les mairies ? Y a des trucs que je ne pigerai jamais !