— Ce travail ! éructe-t-il.
Je pense que nous avons eu tort de paniquer pour Rita. Son client est sérieux. Il se laisse téléphoner à la tour de contrôle avec une telle satisfaction que son bonheur fait plaisir à voir.
— On pourrait refermer le guichet, Gros, soufflé-je à mon ami ; ça devient pernicieux comme job.
— Pour une fois qu’on peut voir un film osé à travers le carré blanc, bougonne Sa Polissonnerie, on va pas s’en priver.
Là-dessus, le patient de Rita pousse une goualante dans une langue qui n’est pas celle (combien agile) de Rita et se fait disqualifier pour abandon.
— Merci, c’était très bien, fait-il poliment.
Rita se remet la phonie en état de marche et assure que tout le plaisir a été pour elle. Charmante, elle assure à l’épongé que la nature ne l’a pas pris pour un con. Après quoi elle se recharge le rouge à lèvres. Le zig sort une boîte de bonbons de sa poche et en croque un.
— Tu aimes la menthe ? demande-t-il en présentant sa boîte à la pétroleuse.
Miss Croque-Monsieur se sert. Elle complimente l’autre truffe sur son savoir-vivre. Aligner vingt papiers sans se faire tirer l’oreille, réclamer un minimum et offrir des pastilles, voilà qui est d’un parfait gentleman.
— On est faits pour s’entendre, affirme la donzelle, et si tu as l’occasion de repasser dans le quartier, viens me voir… Si je suis pas dans la rue, je suis à l’hôtel ou bien au bistrot d’en face. Ce que vous ne voyez pas à l’étalage, demandez-le à l’intérieur.
Elle lui fait une ultime papouille et les voilà partis.
— Et nous, maintenant ? s’inquiète Bérurier, on reprend la planque ou bien on l’attaque ?
Je ne sais plus. Je suis troublé. Il me semblait que les gars de la bande allaient, sur leur lancée, s’occuperde Rita et je ne comprends pas qu’ils tardent. Ça me déroute. Faut croire que je gamberge à côté de la montre, mes fils ! Rita, c’est notre dernier lien avec Hildegarde. Si elle refuse de parler (et avec les nières, on est jamais sûr de rien) on risque de perdre le temps d’une dernière chance…
— Voilà comment on va la manœuvrer, Gros. Tu vas ressortir de l’hôtel sans être vu d’elle et te faire rambiner par Rita. En repartant, recommande à la taulière qu’elle te file au 16. Tu piges ?
— Et comment !
— Une fois dans la carrée avec la môme, dis-lui que tu viens de la part d’Hildegarde pour la prévenir que les poulardins sont sur leurs traces et qu’il faut de la discrétion, tu saisis ?
— Je.
— Comme son Julot l’a déjà prévenue, elle te croira. Alors, adroitement, tâche de lui tirer les vers du naze afin d’apprendre le point de chute d’Hildegarde ou de certains de ses aminches, tels que ce gars qu’ils appelaient le Prince, vu ?
— Enregistré, Mec.
Il part d’un pas décidé. J’allume une cigarette en rêvassant. Après quoi je décroche le bigophone et je demande à la loueuse de draps de lit de m’appeler la poulaille.
Au service des recherches, on m’apprend que la môme Hildegarde n’a toujours pas été identifiée par les collègues allemands. Je leur ordonne alors d’orienter les recherches sur Hambourg en leur précisant que la môme en question serait la fille d’un châtelain, ex-dignitaire nazi, dont la propriété était située sur les bords de l’Elbe. « Avec ce complément d’informes, leur dis-je, si vous ne me dégauchissez pas le nom de la souris, c’est que tous, autant que vous êtes, vous devez quitter la Poule pour aller vendre des lacets dans les couloirs du métro. »
Sur ces fortes paroles je raccroche. Justement, le couple héroïque Béru-Rita rapplique.
— Alors, mon canard bleu, fait la gonzesse, t’es en virée à Paris ?
— Exactement, répond sobrement Béru.
— T’es dans l’agriculture, je suppose ? demande Rita en accrochant sa veste au portemanteau de naguère.
Elle a les mêmes gestes, le même ton morne et faussement gentil. C’est rituel. En assistant à ce doublé, je pige tout le côté lamentable de cette activité. Attendre, des heures, dans le froid, on sous la pluie. Etre chavirée par ce défilé de bonshommes qu’on tente de racoler et qui passent, hautains, on bien qui, furtifs, vous suivent en ayant honte de vous… Leur parler… Les écouter… Leur faire des trucs ! Dans le fond, c’est le moins déprimant, l’amour. Y a des appareils sanitaires pour s’en remettre. Mais l’interminable attente, les escaliers gravis, les confidences écoutées, les éternelles, les sempiternelles questions posées finissent par user l’individu.
— Non, dit Béru, je suis pas dans l’agriculture, môme…
Elle vient s’asseoir sur son genou et lui fait le même travail préliminaire qu’au blondin de tout à l’heure.
— Tu me le fais, mon petit cadeau, gros loup ? Si tu es correct, je serai très gentille, tu verras, je me déshabillerai toute !
Béru ferme un instant les yeux pour renifler ces emballages à poumons généreusement offerts à ses sens perturbés. Mais quand on est un vrai poulaga, on sait imposer silence aux tentations de la chair.
Il se dresse d’une détente et miss Rita se retrouve assise sur la carpette, furax et endolorie.
— Non, mais dis donc, le petzouille, t’es pas bien ! s’étrangle la patineuse de trottoir, tu te crois avec les Mathurine de ton bled !
Sa Majesté dégrafe son pardingue.
— Je vais te faire ton petit cadeau, dit-il en riant louchement. Mais au lieu de t’attriquer de la fraîche, c’t’un conseil que je vais te donner, ma gosse !
Surprise par ce langage dont elle ne l’estimait pas capable, Mlle Rita regarde son client avec d’autres yeux. Des yeux à la fois indécis et craintifs.
— Assieds-toi sur le pucier, Rita, poursuit ma Grosse Truffe, tu seras plus confortable pour écouter ce dont j’ai à te causer.
Elle obéit.
— Un poulet ? devine-t-elle.
Béru ricane.
— Ménage tes expressions, ma fille, autrement sinon va y avoir averse de mandales ! J’aime pas beaucoup qu’on me prenne pour un flic, t’entends ?
— Mais alors, qui êtes-vous ? balbutie la prostipute.
— Un envoyé de la Maison mère, mon petit cœur ! Car on veut t’affranchir qu’à propos de poulets, la Rousse est au parfum, justement. Ça remue drôlement la vase dans notre secteur… D’ailleurs, Couchetapiane t’a prévenue, à ce qu’il m’a dit ?
La voilà en partie rassurée.
— En effet, reconnaît-elle. Il m’a promis la prochaine visite des Roycos, alors je me disais…
— Tu te dis trop vite, Rita, ça risque de te chambouler le futur. Tu sais que notre Hildegarde meurt et ne se rend pas, héroïsme-t-il avec cet humour si particulier qui lui a valu un accessit au concours du plus délicat cerveau de France. A son sujet, elle voudrait bien que je cause deux mots au Prince, mais cette pomme vapeur a son turlu en dérangement, ce qui ne me facilite pas les choses, d’autant qu’Hildegarde a négligé de me vaporiser son adresse. Tu vas m’objecter que par les Renseignements je pourrais l’avoir. Hélas ! le Prince s’est foutu sur la liste rouge, défense aux Pé-Té-Té de communiquer son bigophone et, à plus forte raison, son adresse.
Le Gros se renfrogne, prend un air maussade pour questionner :
— Tu la saurais-t-il pas, toi ?
— Vous charriez, non ? dit-elle en secouant la tête. Qu’est-ce qui ne la connaît pas !
Elle mate Béru dans le jaune de l’œil.
— Oh, vous…, commence-t-elle.
Et puis la v’là qui se tait, qui porte une main à son estomac, qui grimace, qui bleuit, qui se crispe, qui se pâme, qui spasme, qui se masse, qui se tasse (comme l’agence russe du même nom), qui se lasse, qui se lace, qui s’en lasse, qui s’enlace, qui sent l’as, et s’abat en arrière.