— Une potée, soupire-t-il, comme en état second. Une potée auvergnate, avec des choux, des jambonneaux, des patates ! C’était le triomphe à Berthe. C’est dans la simplicité des mets que tu reconnais les grands cuistots, San-A. N’importe quel tordu peut t’exécuter un homard Thermidor ou un poulet au curry. S’agit d’avoir un bouquin et de suivre les indications. Mais les plats comme la potée, le pot-au-feu ou le petit salé aux lentilles, pour les réussir façon sublime, faut avoir le don inné. En somme, poursuit-il, en cuisine c’est comme en amour. Le vibromasseur, le doigt de caoutchouc, ça impressionne, mais toute une chacune peut te l’appliquer alors qu’une solide partie de jambons c’est l’apanade de la gonzesse douée. Là, pas de tricherie, faut casquer comptant.
Ayant dit, il reprend sa lecture. Mais Béru n’est pas l’homme capable de se concentrer sur des caractères d’imprimerie. De tous les grands inventeurs, Gutenberg est certainement celui qui eut le moins d’influence sur le Gros. Il interrompt son feuilletage pour demander :
— Y a combien de pétasses à Paris ?
— Huit mille, renseigné-je.
Il siffle, presque admirativement. Puis, réfléchissant :
— Dans le fond, c’est pas lerche. Si tu songes qu’avec sa banlieue, il jauge dans les huit millions de pégreleux, tu t’aperçois que ça fait une prostipute par millier d’habitants…
— Déduis les femmes, les enfants, les pédérastes et les impuissants de ce millier, recommandé-je, et tu t’apercevras qu’il reste environ deux cent cinquante hommes susceptibles de devenir clients. Sur les deux cent cinquante en question, ôte encore les maris fidèles, les étudiants impécunieux, les démocrates chrétiens, les grands invalides de guerre et tu tombes à la centaine. Donc, en résumé : une pute pour cent bonshommes. C’est tout de même pas mal !
Il secoue la tête.
— Une radasse éponge combien de têtes de bétail dans sa journée ? Dix en moyenne, l’un dans l’autre ? Ça te fait quatre-vingt-dix pour cent de gentlemants qui sont obligés de se tutoyer eux-mêmes…
Il a raison. Comme quoi, mes amis, les chiffres parlent le langage qu’on veut bien leur faire tenir.
Sa Majesté méditative renchérit, soucieuse de prendre son contre-pied :
— Et encore, sur les huit mille, toutes ne fonctionnent pas en même temps, fatalement. Et sur celles qui ont leurs jours ouvrables, il y a les malades…
— Et elles sont de plus en plus nombreuses ! assuré-je.
Il dubitative :
— Moins depuis la pénicilline, Gars !
— Mais plus depuis qu’en 1960, on a abrogé en France toutes les dispositions légales imposant aux prostiputes une surveillance médicale.
Nous en sommes là de nos considérations et statistiques lorsqu’une ravissante demoiselle blonde me demande. Je passe dans le burlingue voisin tandis que le Gros reprend la lecture de sa prose olidesque.
Ça n’a pas traîné. La demoiselle m’annonce que l’auto a été louée voilà quatre jours à l’agence de Cannes par un certain Frank Heinstein, sujet allemand, pour une durée de huit jours. Le véhicule doit être rendu à l’agence de Hambourg. Si je n’étais pas malheureux à gémir depuis l’enlèvement d’Odile, j’embrasserais cette merveilleuse secrétaire hertzienne. Je lui demande la permission d’user de son appareil (téléphonique). Elle me l’accorde, ce qui me permet de mettre toutes les fliqueries de France, de Navarre et d’outre-Rhin au dargif du dénommé Frank Heinstein.
Tonnerre de Zeus ! comme disent les catholiques romains qui préfèrent profaner le nom d’un dieu autre que le leur, avec toutes ces lignes de fond, on va bien finir par choper un poissecaille, non ?
La secrétaire m’admire très ouvertement. On vit le règne du poulardin et, plus encore, de la barbouze, les gars, vous le dissimulez pas. Le voyou nageoteur en eau policière, c’est l’ensorceleur de ces demoiselles. Le superman actuel, faut reconnaître, c’est Figon. Jadis, pour les jeunes gens bien nés, c’était l’armée ou le clergé. Ensuite, la diplomatie on la médecine. Désormais, le jeune homme de bonne family, il se lance dans la voyoucratie. Il a alors droit aux grandes interviews, aux actrices, aux relations mondaines. Il est illico drivé par un demi-flic, lequel est ami d’un vrai flic, lequel est couvert par un superflic. Il fréquente des boîtes à barbouzes, pleines de gens huppés. On l’invite partout. De temps en temps, il dit qu’il part en mission à Honolulu et il s’enferme huit jours dans une chambre d’hôtel merdeux avec la collection des James Bond pour se documenter bien à bloc. Il se bronze aux rayons infrarouges, il s’achète un bitos en paille noire et il refait surface, bardé de holsters (la flanelle des temps modernes, bientôt la maison Rasurel va se mettre à en fabriquer) épateurs, avec une fausse ecchymose dessinée à la pointe Bic sur la pommette, pour témoigner de bagarres imaginaires. On décadence vilain, mes fils ! Les nanas ne se font reluire bien totalement que si leur agent double de sommier les calce en leur tenant le canon d’un Beretta sur la tempe. L’idéal de l’honnête femme, c’est de passer pour une putain.
— Vous faites un métier passionnant, elle me roucoule, la blonde enfant énamourée.
— Extraordinaire, conviens-je, on a même droit à la Sécurité sociale et à la retraite anticipée.
Ça la douche, la bouche, la couche, la louche, la mouche, la souche, la touche !
— Vous autres, les policiers…, commence-t-elle avec ferveur.
Comme c’est agaçant, d’être intégré à une généralité. Les gens ne savent que dire : « Vous, les hommes ; vous les femmes ; nous autres Français…Comme c’est facile ! Comme c’est bête ! Un peu comme si on disait : « Vous qui avez un cœur, un foie et une rate.Ou bien : « Vous qui mangez avec vos dents », « Vous qui prenez votre température avec un thermomètre…Je crois que c’est pour ça, par réaction contre ce penchant à l’anonymat que notre général (président-directeur) se personnalise en parlant des autres à la première personne. Style : « Moi, les Français !Général, il se veut farouchement particulier et il a raison. Quelqu’un, que cet homme-là !
Je vais récupérer Béru.
— Ça biche, pêcheur ? me demande-t-il.
— Encore plus que ça, mon chéri.
Mais au lieu de me questionner, il murmure :
— Ecoute voir, c’est bête, mais j’étais en train de regarder un truc troublant sur cet abdomadaire.
Il tient l’imprimé serré contre sa poitrine dans laquelle bat un cœur toujours prêt à vous tendre la main.
— Montre !
— Non, attends que je t’esplique… La pauv’ Rita, tu as entendu ce qu’elle a répondu quand j’ai essayé d’y causer du Prince ?
Il ne me laisse pas le temps d’enfiler mes pensées sur le fil de nylon de ma réflexion.
— Elle a répondu que tout le monde savait l’adresse du Prince, complète le Mastodonte.
— Et alors ?
— C’est sûrement idiot, mais mate !
Lors, il me brandit son « abdomadaire » ouvert à une page en couleurs.
Plusieurs photographies l’illustrent, dont celle d’un homme illustre. Titre : « Chassé par la révolution qui sévit au Jtempal, le prince Kelbel Birouth se réfugie à Paris.L’homme qui avait le pétrole sur l’évier et des diamants en guise d’enjoliveurs de voiture a dû quitter précipitamment son palais des Mille et Une Nuits en enjambant les têtes tranchées de ses gardes. C’est en France qu’il a cherché asile. Pratiquement ruiné, il est descendu au Seigneurial Palace avec sa favorite, sa tête de camp et son aide de nœud[32]. On voit une photo de Boyokulié, la capitale du Jtempal, en pleine révolution, avec le général Kassamoumouth s’emparant du Palais[33] tandis qu’une autre image nous montre l’arrivée du Prince Kelbel 69 deux fois, et la suite. Rappelons, pour nous replacer dans le contexte historique, que Kelbel est le 69e du nom et qu’il avait un frère jumeau. A la naissance des princes, les parents tirèrent au sort pour savoir lequel régnerait et lequel serait jeté dans la fosse aux tigres. Le sort fut favorable à Kelbel. Lorsque celui-ci monta sur le trône à l’aide de l’escabeau familial, il décida, afin de perpétuer la mémoire de son malheureux frère, de doubler son numéro pour rappeler qu’il y avait eu deux lignées groupées dans la dynastie des Birouth. Mais des trois photographies, c’est le portrait du prince déçu (un Auvergnat dirait déchu) qui tient la plus grande place. Le magazine date de deux mois ; à l’époque, toute la presse a tartiné sur l’événement et publié des photos de Kelbel 69 deux fois. Aussi le visage de l’ex-maître du Jtempal m’est-il familier. C’est un type d’une trente-quatraine d’années, avec une peau basanée et un gros nez. Exactement le portrait que dame Merluche me fit du prince. Elle précisa même, si mes souvenirs sont exacts (et si je me reporte aux pages précédentes), qu’il devait être arménien, ce qui était une manière comme pas d’autres de traduire l’orientalisme du personnage.
33
Je sais pas si vous l’avez observé, mais partout où il y une révolution, il y a un général à la tête des insurgés. Nouveau signe des temps : maintenant, les militaires font des guerres civiles.