Je le moule en plein hall pour me rabattre sur la réception. Un type en jaquette, avec cheveux plats et lunettes d’or, laisse tomber sur moi un regard plus lourd que le grand lustre au salon.
Je lui fais signe de se pencher. Il hésite et obtempère. Alors, honteux moi aussi, gêné, médiocre, dépecé par ces yeux refouleurs, je lui montre timidement ma carte.
Ça lui fait comme si j’étais un aveugle de guerre venu lui demander la permission de vendre des brosses en chiendent aux clients du palace. La police, à ce stade de la richesse, devient une chose incongrue, à peine tolérable, car le Seigneurial est un îlot qui met ses habitants hors de toutes les atteintes, légales ou non.
— J’aimerais parler au directeur ! chuchoté-je, comme, à confesse, un sourd baisse le ton pour s’accuser d’avoir eu des rapports sexuels avec le capitaine des pompiers.
Il en conçoit comme de l’effroi, le redingoté.
— Au directeur ! s’exclame-t-il à voix basse.
Un sourire qui trahit ses années de constipation lui tord la bouche.
— Vous n’y pensez pas !
Moi, San-Antonio, vous me connaissez, hein ? Faut pas jouer à ce petit jeu avec Bibi, sinon le temps se couvre comme un vieux monsieur fragile des bronches à un enterrement.
— Ecoutez, camarade, je tonitrue avec une telle violence qu’il se jette en arrière comme si j’avais une lampe à souder à la place des lèvres, j’y pense tellement que si vous ne m’annoncez pas illico je fais cerner votre masure à désœuvrés par une escouade de flics ! Et ils seront en uniforme, histoire de rivaliser avec vos esclaves.
Mon coup de gueule fait rappliquer Béru. Envolée sa timidité. Il redevient instinctivement le gros chienchien dont il ne faut pas chahuter le maîmaître.
— Y a ramonage de pif ? il demande sèchement en reniflant avec fureur.
— C’est pas loin, réponds-je. Pour peu que Môssieur se prenne encore pendant trente secondes pour quèque chose de considérable, il risque de déguster son encrier de bronze.
— Mais, messieurs, voyons ! Gardez votre calme ! Je n’ai pas voulu faire d’obstruction ! Je…
Il est blanc comme une croisière au Spitzberg, le réceptionnaire. Affolé. Un tel esclandre, jamais il ne s’en est produit ici. Quand on cause dans sa crèche, c’est à mi-ton. Les clients se font antiparasiter les cordes avant de descendre au Seigneurial Palace.
— Alors le directeur, et en vitesse ! lui lâché-je à travers mes dents crispées.
Il va décrocher un combiné téléphonique gainé de satin grenat. Il parle onctueusement, en vieux prélat papelard. Il dit à son interlocuteur respecté qu’il y a là deux messieurs de la police qui insistent pour le voir, ayant, suppose-t-il en louchant dans notre direction (qui vaut mieux que la sienne), des choses importantes à lui dire ou à lui demander. A la fin, il raccroche en suçotant des « parfaitement, monsieur le directeurqui fileraient la godanche à un adjudant de C.R.S.
— Quelques instants ! nous dit-il en grimaçant un projet d’ébauche de sourire.
— C’est-à-dire ? fais-je brutalement, car, une fois que je suis sorti de mes gonds, c’est tout un travail de patience pour me rajuster le caractère.
— Une dizaine de minutes. M. le directeur est en conférence.
— Doit bien y avoir un bar dans votre taule ? demande Béru, sans perdre le nord.
D’un geste frémissant d’appréhension, le redingoté nous désigne un bref perron de trois marches livrant accès à une pièce boisée Louis XV.
A cette heure de l’après-midi, le bar est presque vide. Deux vieilleries sud-américaines boivent du thé, et un maharadjah enturbanné et barbufrisé chambre une jeune personne lourde de pierreries, en lui chatouillant le lobe de ses moustaches passées au petit fer.
— M’sieurs-dames ! lance poliment le Gravos en marchant vers le somptueux comptoir d’acajou surmonté d’un dais de velours bleu fleurdelysé.
Il se croit chez son bougnat, Béru. Y a gros effarement dans la gent barmanière en voyant débouler ce taureau mal fagoté. Le first barman, un supergalonné, blanchi sous le harnois, a le regard indécis du monsieur ivre mort devant une cuvette de ouatère qui se demande s’il va se libérer par le haut ou par le bas. Lui, il hésite entre virer cet olibrius ou se sauver soi-même.
Béru se juche sur un haut tabouret, pose son ignoble bitos sur un gros shaker d’argent et déclare :
— Pour moi, ce sera un grand beaujolais avec un sandwich au saucisson. Et toi, Mec ?
Il a largué ses complexes une fois pour toutes. Cet excédent de bagages l’incommodait trop, décidément. Un Béru, c’est fait pour avoir ses aises, pour affronter la vie en pleine possession de ses facultés, sans contrainte ni modération.
— Scotch ! rectifié-je, manière de tenir un langage plus adéquat.
— Nous n’avons pas de vin rouge au bar, bredouille le chef loufiat.
— Alors appelez pas ça un bar, sermonne mon ami. Et naturliche, vous allez aussi me dire que vous n’avez pas de sandwich, hein ?
— En effet, monsieur, lugubre l’employé. Des olives, si vous voulez…
Bon gré, maugrée, Béru agrée. Il siffle son whisky d’une seule lampée et se met à croquer ses olives. L’olive lui pose toujours un problème à propos de son noyau. Sa Majesté gloutonne n’a pas la patience de recracher celui-ci au fur et à mesure. Il attend d’en avoir une douzaine dans un coin de sa bouche avant de les expulser, violemment, bruyamment, à la façon d’un pistolet-mitrailleur dépourvu de silencieux. Généralement, il choisit toujours une cible avant de tirer ces petites salves innocentes. Déformation professionnelle sans doute ?
En l’occurrence, le turban du maharadjah lui paraît tout indiqué. Il gonfle ses joues, arrondit sa bouche et la pointe savamment, comme un mitrailleur de D.C.A. oriente le noir museau de sa seringue.
« Pouf, pouf, pouf, pouf, pouf, pouf, pouf, pouf. Et « pouf » car il en avait oublié un ! Les points d’impact sont visibles dans le turban éclatant de blancheur. Il ne pige pas ce qui lui arrive, le maharadjah. Il se palpe le couvre-chef. Il regarde autour de lui. Il lève les yeux pour s’assurer que le plaftard commence pas de s’effondrer. Son anxiété amuse Béru. Bon zig, le Gros saute de son perchoir et va à l’Hindou.
— Faites excuse, dit-il. C’est plus fort que moi… Je vas récupérer mes projectiles, que vous risquiez pas de crever un œil à votre souris quand vous vous pencherez sur elle pour lui géographer le décolleté.
Heureusement, le maharadjah ne parle pas français. Il regarde Béru en souriant vaguement. Pour lors, Pépère se met à farfouiller dans les plis du turban pour retrouver les noyaux. Effaré, l’autre a un geste de recul, le turban commence alors à se dévider.
— Chahutez pas, mon vieux, votre ruche va se faire la valise ! glapit Béru en tentant de maintenir le savant édifice.
Le maharadjah se croit attaqué. Il dégaine de son pourpoint un poignard d’or à la lame recourbée comme un ergot de coq. Béru s’estime en état de légitime défense et lui met un petit crocheton très sec et très précis à la pointe du menton. Ça calme l’Hindou instantanément et il se met à dodeliner.