— Sage ! dit ma Pomme d’api en achevant de détortiller le turban.
Les noyaux emprisonnés choient sur le parquet. La fille empierrée pousse des cris qui sont d’autant plus d’orfraie qu’elle les pousse en anglais. Imperturbable et consciencieux, Alexandre-Benoît se met en devoir de rentortiller le turban autour de la tête de sa victime.
Il y parvient mal. Il a beau s’appliquer, le rouleau de soie glisse, se dévide.
— Tu parles d’un turbin, ce turban, grommelle-t-il.
Le chef loufiat veut lui faire lâcher prise, Béru l’éloigne d’une ruade qui l’atteint au siège de sa ci-devant virilité. Ça remue dans la crèche. Je suis obligé d’intervenir, de produire ma carte, d’arroser de pourliches pour endiguer ce début d’émeute. Lorsque le calme est rétabli, Bérurier a fini sa besogne. Le prince hindou ressemble à l’Homme Invisible. C’est tout juste s’il lui reste un œil disponible pour pouvoir mater son désastre de Pavie[38] personnel dans la glace à trumeau. Sa bergère endiamantée se cintre, c’est plus fort qu’elle. Une Américaine, fatalement, elle ne peut garder son sérieux. Les deux vioques qui théièrent ensemble se frappent sur les jambonneaux. Et puis c’est au tour du personnel, quoique stylé, de se gondoler. Une marrade monstrueuse retentit dans le bar du Seigneurial, enfle, démesure, se répand, inonde, attire. On voit radiner des chasseurs, des clients, des liftiers, des portiers, des réceptionnaires, des téléphonistes, des garçons d’étage, des femmes de chambre, des cuisiniers, des maîtres d’hôtel, des maîtres de balais, des maîtres de ballet, des maîtres d’armes, des maîtres de forges, des chefs de rang, des sommeliers, des cavistes, des écaillers, des repasseuses, des cireuses, des chauffeurs, des pâtissiers, des sauciers, des apprentis sauciers. Ça court, ça veut voir, ça se bouscule, ça coude à coude, ça piétine, ça s’exclame, ça s’esclaffe, ça rit, ça fourire… Il est pas payable, le maharadjah ! Faut vous dire que sur le crâne il a la pelade. On voit son dôme ovoïde, rasé, rosé, cloqué, plaqueux, qui dépasse l’enturbannage. Ça ressemble à un œuf coque teinté à l’occasion des fêtes de Pâques. Et lui, par-dessous, bandeletté, momifié, avec, émergeant de ce malfagotage, un œil vaseux et un bout de barbe. C’est irrésistible.
Bérurier est triomphant, radieux, souverain. Il vide le verre du maharadjah, il pince les joues arrière-sud de sa compagne. Il est détendu. Il bat la mesure des rires.
Enfin, le redingoté s’avance, au moment où les rates suractivées n’en peuvent plus et, d’une voix, d’une bouche, d’un air et d’un anus pincés, il nous annonce que M. le directeur (ouvrez le ban !) est enfin disposé à nous recevoir.
Belle et noble figure que celle du dirlo. Il ressemble à un bull-dog blanc. Même faciès aplati et rogue, même expression à la fois hargneuse et assoupie, même distinction agressive. Il est courtaud, trapu, vieux mais actif ; décoré en rond et en rouge, sapé en bleu croisé avec cravetouse gris perle. Il a tout vu, tout entendu, tout compris, tout encaissé. La gentry internationale n’a pas de secrets pour lui. Il connaît à zéro virgule cinq près le compte en banque des rois de la Finance et, à deux adultères près, l’arbre généalogique des couronnés. Il a étouffé des scandales et évité des révolutions. Il a empêché des divorces princiers. Il connaît les slips les plus célèbres. Il sait les mœurs les plus inavouées des stars les plus publiques. Il a racheté des bijoux classés monuments historiques et allumé ses cigares avec des chèques fantastiquement non provisionnés. Il sait comment vivent les plus glorieux, comment aiment les plus respectés et qui ils aiment d’irrespectable. Bref, c’est un de ces hommes placés au centre géographique des grands destins pour lesquels les gens qui ne vivent qu’à l’abri du secret n’ont pas de secrets.
Il nous regarde entrer d’un œil sans joie à travers la fumée de son havane.
Son bureau est Empire, car il est empereur dans son genre. Il nous salue d’un bref hochement de tête et nous désigne deux fauteuils, inconfortables puisque également Empire.
Tout, dans son expression et son attitude, indique que son temps se subdivise en secondes négociables. Plus un homme est important, plus ses instants se vendent au détail. Ce sont les humbles ou les artistes qui vivent en gros, au forfait. Les riches sont payés à l’heure, souvent même à la minute. Et vous estimez que c’est une promotion, vous ?
Ayant déjà pigé que dans ce palace la poulaille n’est pas en odeur de sainteté, je décide de lui roucouler une romance de ma composition.
— M. le directeur, malgré nos cartes de police, nous appartenons en fait aux services de contre-espionnage. De nos jours, tout un chacun se prévalant d’appartenir à des polices dites parallèles, nous avons trouvé plus simple de nous dissimuler sous le couvert de la vraie. On se méfie moins, à notre époque, de deux flics officiels que d’un anonyme quidam couleur de muraille.
Il a légèrement retroussé sa lèvre supérieure, ce qui dénote de sa part une marque certaine d’intérêt. Je continue.
— Des circonstances d’une gravité exceptionnelle nous ont amenés à nous intéresser à l’un de vos clients de marque : le prince Kelbel Birouth.
J’attends l’effet. Il se produit. Môssieur le directeur souffle un nuage de fumée tellement dense qu’on a envie de s’armer d’une torche électrique antibrouillard pour partir à sa recherche. Il reste de marbre, comme son hôtel. Le courageux San-Antonio, celui dont la langue et le nom sont sur toutes les lèvres (de préférence féminines), repart à l’assaut de cette forteresse médaillée.
— A vrai dire, ça n’est pas la personne du prince qui requiert notre vigilance (le mot sonne bien, il met à l’aise tout en conservant son sens officiel à notre visite), mais certaines relations féminines que Son Altesse rarissime s’est imprudemment créées.
Ouf ! Je reprends six litres d’air confiné que je divise en oxygène et en gaz carbonique avant de continuer, toujours très en verve :
— Il est indispensable que vous coopériez avec nous !
Pour la première fois, le bull-dog blanc se met à aboyer :
— N’y comptez pas !
Un frémissement béruréen me fait craindre le pire, en pire, dans le bureau Empire.
Je flatte le genou de mon gros bourrin d’ami pour lui colmater la rogne.
— Cette opposition me surprend, monsieur le directeur, il est à craindre que si elle était connue au ministère de l’Intérieur et à celui des Affaires étranges elle provoquerait certaines réactions…
— Dont je n’ai que faire ! tranche le Big Boss.
Il se lève, jette adroitement quatre centimètres de cendre de cigare dans un cendrier de bronze représentant Napoléon à Water l’eau, guettant à la lunette l’arrivée de Grouchy (mais ce fut plus cher), et déclare :
— Qu’est-ce que le Seigneurial Palace, monsieur le contre-espion ? La résidence des grands de ce monde. Une terre d’asile dorée. Gibraltar et son rocher ! Les remous de la vie se brisent sur les marches de notre perron…
Il va à une table basse supportant un flacon de whisky et un verre, se verse une rasade qu’il déguste à notre santé et continue :
— Nous ne pouvons nous permettre de participer au moindre mouchardage, quand bien même le sort du monde serait en jeu. Ce que font nos clients ne nous regarde pas. N’attendez aucun renseignement de mon personnel, que ce soit par la menace ou par les promesses.
Non, mais je vous jure, mes potes, on croit rêver en entendant un langage pareil en plein Paname et en plein vingtième siècle ! Et le plus fort, c’est qu’on le sent aussi inébranlable que le mari de lady Chatterley, ce tordu ! Notre Cinq paires le Pape, dans sa cité vaticane, est moins à l’abri que lui, moins certain de son infaillibilité.