— Alexandre-Benoît Bérurier, dis-je, je conçois votre amertume, et je partage votre peine. Mais nous sommes policiers, vous et moi, avant d’être hommes. Nous mènerons donc cette enquête telle qu’elle doit l’être, sans céder à nos préoccupations intimes, déposant d’un cœur léger le fardeau de notre angoisse sur l’autel du devoir professionnel. Pas d’accord ?
C’est très simple : il en pleure d’émotion. Des paroles pareilles, ça lui fouette le courage, lui transcende le stoïcisme, lui masturbe l’abnégation, lui surglande le sacrifice.
— T’as raison, balbutie-t-il. On ira jusqu’au bout, en vrais poulets, San-Antonio. En ce qui me concerne moi-même personnellement, je mets mon brassard de veuf dans le plateau de la balance !
Vous le voyez, mes amis, la noblesse de sa réponse ne le cède en rien à celle de ma question. Bref instant d’émotion au cours duquel nous nous donnons mutuellement l’accolade.
— Et maintenant, au boulot ! dis-je.
Béru se dépardingue et, en geignant because sa miche brûlée, il s’agenouille au pied du mur. Il sort d’une poche un vaillant couteau suisse aux multiples lames, dégage un poinçon et se met en devoir de percer le mur. Il grattouille le papier à rayures de la tapisserie, puis, immédiatement, pousse un juron.
— Inscrivez pas de bol ! dit-il, le mur est en marbre !
— Quoi !
— Vérifie de visu et de tâtu, mon pote ! Ma parole, le proprio de cette crèche devait avoir une carrière dans son jardin ! Jamais on va pouvoir percer ça ! En tout cas pas avec mon poinçon. Il a beau être suisse, il est pas fait pour déguiser les blocs de marbre en gruyère ! Faudrait un ciseau à froid et un marteau.
— Alors va en acheter !
Il y va. Demeuré seul, je m’allonge sur le canapé pour réfléchir. Seulement mes idées se bousculent au portillon. Devant le Gros je joue les Bayard, mais croyez-moi, j’ai un chagrin terrible à cause d’Odile. Une gentille petite femme comme elle. Je la revois dans son manteau noir à col blanc… Ça me rend tout lugubre du dedans. Odile…
Je ne vais tout de même pas m’écrouler, non ? J’avise un poste de radio astucieusement dissimulé dans un petit bonheur-du-jour en bois précieux. Un bonheur-du-jour ! Tu parles !
Je tourne le bouton au moment où un « spiqueurannonce qu’on va diffuser un concert de musique classique après le bulletin d’informations, comme dit Ferré. C’est bon pour ce que j’ai, la musique classique. Ça vous décante l’incertain, ça vous oriente le vague à l’âme… Odile… La vie… La mort… Et moi ! Et moi, perdu dans ce monde volcanique, barbotant dans la lave, cherchant désespérément le chemin qui conduit ailleurs ! Moi et la vie ligoteuse, moi et la mort patiente qui fait dodo comme un gros chat, et qui entrouvre un bout d’œil de temps à autre pour s’assurer que je suis bien là. Moi et des gens. Des gens qui m’aiment, des gens qui tuent, des gens qui turlututent…
A la radio on a droit à du Bach. Toccata et Fugue en ré mineur. C’est noble, la musique d’orgue. Ça ressemble déjà au Paradis. Ça doit être tartant, le Paradis, solennel, pompeux, guindé, distingué, chiatoire. Plein de petits-fours moisis, de lourdes tentures, de lustres à pendeloques et de larbins gourmés aux ailes amidonnées. Peut-être qu’on se marre mieux en enfer pour peu qu’on supporte bien la chaleur ? On me donnerait le choix, là-haut, quand j’arriverai dans l’antichambre, parole d’honneur j’hésiterais. J’aime trop le risque pour choisir la solution confortable. La quiétude, c’est la mort ; le danger, au contraire, c’est la joie de vivre. Ça y est, je monte en fumée. Vous allez vous dire : San-A., il recommence à se faire mousser le pied de veau, il déraille du sujet… Excusez, on a le droit de sortir dans la cour pour pisser pendant le banquet, non ? Et puis je préfère vous affranchir une bonne fois. Votre San-A., vous lui demanderiez seulement des histoires policieuses, il vous enverrait sur les bégonias ! J’suis l’anarchiste gentil de la littératouille policouille, moi.
Je veux bien vous entraîner dans les péripétiques enquêtes bourrées de massacres et de sucepince, mais faut me laisser jouer de la flûte quand l’envie m’en prend. Lorsque le Président (directeur-Général) se fait gommer la prostate, vous vous impatientez pas. Vous vous dites qu’après tout il est homme et qu’il a droit de faire relâche pour qu’on lui colmate les brèches, non ? Moi, c’est pareil, mes lapins. Quand je me sens trop de vapeurs pernicieuses, ma soupape fait « Tuuut-tuuut », alors me brusquez pas ! J’en sais qui vont dire que je suis pas convenable, c’est leur dada. Ils voudraient que je soye San-Antonio avec un beau langage doré au blanc d’œuf comme le pain dit de fantaisie : ça vous paraît possible, vous, San-A., style Proust-proust ? J’aimerais mieux me coller ma plume dans le train pour me déguiser en canari. Ma prose revue et corrigée par un chirurgien esthétique, elle aurait la frime de ces bergères ronéotypées par le même visagiste. Les gens sont salauds ! Et leur drame c’est qu’ils ont pas le courage de l’être tout seuls. Faut qu’ils se fassent aider, qu’ils adeptionnent. Leurs devises ? Plus on est de salauds, plus on renie ! Plus on est de salauds, plus on ricane ! Plus on est de salauds, moins on risque ! Je les en veux pas, comme dit A.-B.
Retour du copain Béru with the matériel adéquat.
Il retombe le pardeuss, retrousse ses manches et va pour commencer son turf, mais le premier coup ébranle toute la pièce. Rien que les vibrations, ça nous envoie valdinguer.
— On va rameuter tout l’hôtel, Gros, désespéré-je.
Il se gratte le crânibus.
— En effet, ça manque de discrétion !
Il entortille la tête du ciseau dans un napperon et réitère. C’est un peu plus assourdi, mais tout aussi vibratoire.
Ah ! je vous jure, on a droit à tous les coups de semonce du destin dans cette fichue aventure. Y a des moments que je me demande si on devrait pas carrément changer de bouquin, vous et moi, se rabattre sur l’Avis des termites ou sur « Madame Beau varie », des fois même carrément relire la Bible histoire de rigoler pour de bon, sans feu mes artifices.
— Mât cache Bonnot ! déplore Bérurier. Si on se paie la séance de maçonnerie, on va voir radiner la garde. Le marbre, c’est beau, mais c’est dur…
Il se tait. Un sourd accablement flotte dans le salon. La Toccata et Fugue de Monsieur Jean-Sébastien Bach s’achève. L’os piqueur annonce la Cinquième Symphonie de notre regretté camarade Beethoven (dit Lulu-les-portugaises-fanées). Les quatre coups brefs fortissimo débutant l’ouvrage qu’ils suffirent à rendre célèbre, retentissent, ébranlant les vitres. Béru fait la grimace. Puis il se détend, écoute la répétition de ce thème qui surprend l’éventail à libellules non habitué et sourit. Cet être inculte serait-il sensible à Beethoven ? Il attend encore un instant, puis il demande :
— Ce morceau, tu sais comment t’est-ce qu’il s’appelle ?
— C’est la 5e de Beethoven, renseigné-je.
Il va au téléphone pour mander d’urgence le personnel. Un garçon d’étage se présente, obséquieux.
— Je voudrais un tourne-disque, lui déclare Bérurier. Et faudrait m’apporter également un morceau de Beethoven, bien fort dans la cinquième, compris ?
— Je vais faire le nécessaire, monsieur. Par la Philharmonique de Berlin ?
— Faites-le-moi apporter par qui t’est-ce que vous voudrez, mais que ça saute !
Le garçon s’enfuit. Béru s’abandonne à la symphonie du Maître. Il semble envoûté.
— Tu as eu le coup de foudre ? je lui demande.
— Plutôt le coup de marteau. Tu vas voir…
J’avoue ne pas comprendre. Comme il refuse de s’expliquer je préfère attendre sa démonstration. Au Seigneurial, il faut reconnaître qu’il y a de la célérité. C’est la taule où l’on peut demander n’importe quoi, on est servi dans la demi-plombe qui suit. Bientôt, l’esclave revient avec l’électrophone et le disque.