— Il est en stéréo, dit-il.
— Qu’il soye en stéréo ou en matière plastique je m’en tamponne, rétorque le Quasimodo des Palaces.
Dès que l’employé s’est retiré, après avoir empoché les cinq centimes (nouveaux) dont l’a gratifié Béru, ce dernier pose le disque sur le plateau et coupe la radio.
— Tu démarreras quand je serai paré pour la manœuvre ! m’avertit mon ingénieux collaborateur.
Il s’agenouille au pied du mur, le ciseau appliqué contre la cloison, le marteau dans l’autre main, prêt à frapper.
— Mets toute la sauce, San-A. !
Je branche en donnant tout le volume et les quatre notes fatidiques éclatent, à vous faire péter la boîte crânienne. Pom, pom, pom, pommm[42] !
Béru ? Un virtuose ! Sur les quatre notes il a frappé quatre fois la tête du ciseau. Un peu de poussière blanche pleut sur la plinthe. Il attend la suite, l’utilise avec le même brio. Chaque fois que le motif éclate il cogne avec un louable synchronisme. Pan, pan, pan, pannn ! Pan, pan, pan, pannn !
Cher Béru ! Génial Béru ! Le système « Dfait homme ! Peu de cervelle, mais ce peu est si bien employé !
« Pom, pom, pom, pommm !fait la Philharmonique de Berlin sous la direction d’Herbert von Karajan. Pan, pan, pan, pannn ! rétorque en même temps le ciseau à froid sous la baguette à tête d’acier du maestro Alexandro-Bénito Béruriéro. Et le mur se fore. Maintenant il y a déjà un alvéole de la capacité d’un dé à coudre dans la cloison. Comme, après son fracassant début, Beethoven s’est perdu dans les méandres de son inspiration, Béru, crispé, ardent, murmure :
— Remets à zéro, Mec !
Je remets et il remet ça. Pom, pan, pom, pannn !
Nouvelle rafale. Soudain on tambourine à notre lourde.
— Planque tes outils ! enjoins-je.
Je vais ouvrir et me trouve face à face avec un vieux monsieur vêtu de noir, dont le crâne déplumé s’orne d’une couronne mousseuse de cheveux blancs qui lui tombent dans le cou. Il me semble reconnaître ce personnage. J’ai déjà vu — mais z’où ? — ce regard bleu et distrait, ce nez crochu, cette bouche en accent circonflexe, cette cravate grise nouée comme une ficelle.
— Monsieur ? interrogé-je.
Il se présente d’une voix sèche teintée d’un fort accent germanique — ou issu de germain.
— Walter Klozeth.
J’en ai un chavirement admiratif dans le fondement et ses régions limitrophes.
Walter Klozeth, le fameux pianiste international (d’ailleurs un instrumentiste est toujours international). Celui qui remplit les plus grandes salles de concert du monde ! Celui dont les critiques ont écrit qu’avant sa venue, le piano n’était qu’un instrument à percussion auquel il a donné une répercussion ».
— C’est intolérable, déclare le Maître. Qui vous a permis de massacrer Beethoven ?
Il entre en m’écartant d’une bourrade exaspérée, fonce à l’électrophone et branche l’appareil.
Pom, pom, pom, pommm ! fait docilement ce dernier.
Le vieillard l’arrête et se retourne.
— Je n’ai pas rêvé, dit-il. Beethoven commence sa Cinquième par trois sol et un mi bémol. J’occupe l’appartement voisin et je suis sûr d’avoir entendu trois « do ! Or le disque est juste, alors ?
On le regarde. Il est énervé, inquiet.
— C’est l’épaisseur du mur qui aura déformé votre audition, Maître, suggéré-je.
Il secoue la tête.
— Nein, mon garçon. Il s’agit d’autre chose…
On entend floc ! C’est le ciseau à froid qui, traversant la poche percée du Gros vient d’atterrir sur le parquet. Béru se baisse pour l’escamoter. Ce faisant, le marteau lui tombe de l’autre fouille.
Le Maître éclate de rire.
— Très drôle, j’ai compris, vous frappiez en même temps ?
On ne prend jamais Sa Grosseur au dépourvu, ou alors faut se remuer le panier.
— Je perçais un trou pour le téléphone, explique-t-il. Et je ne voulais pas déranger les autres pensionnaires… Le travail en grande musique, y a que ça !
— Bravo, mon ami ! exulte Walter Klozeth. Seulement respectez l’écriture de notre Grand Beethoven.
Il prend les outils et, en se faisant craquer les articulations, s’accroupit devant le trou désigné par Bérurier. Il cogne sur le ciseau, pose sa pochette de soie sur l’instrument, réitère…
Un beau sourire maestral éclaire son visage de virtuose surmené :
— Sol ! glapit-il. Sol, sol, sol, mi i i i-bémol !
— D’accord, prof, grommelle Béru, mais faudrait voir à cracher de l’huile de coude, biscotte vos « solrectifiés sont peut-être très musicaux, mais ils avancent pas mon trou.
Le cher grand homme sourit nostalgiquement.
— On peut mettre en harmonie la puissance et la musique, mon ami.
Béru lui refile le départ de la « Cinquième(mais pas dernière, puisque, plus fort que France-Soir, Beethoven est allé jusqu’à la Neuvième). « Pom, pom, pom, pommm ! »
Il y met toutes ses dernières forces, le vibrant et sublissimo maestro. Tant est si bien qu’à la quatrième note il se cogne les doigts. Le sang se met à raisiner de ses précieuses phalanges éclatées.
— Mon concert ! Mon concert de ce soir à Pleyel ! hurle-t-il.
L’index et le médius ! De la main gauche, d’ac, mais ça n’est pas tout à fait inutile une main gauche lorsqu’on est un virtuose et qu’on doit interpréter le même jour le Concerto en clé à molette de Francis Lopez, la Sonate d’Alharm, et la Symphonie Plastifiée en uppercut majeur des Etablissements Bitougnot de Carry-le-Rouet[43]. Le maître pourrait donner à penser qu’il est maître à danser vu qu’il interprète la danse du scalp. Il tourne en rond, saute les fauteuils, glapit, saigne, s’égoutte, se trémousse dans le salon. Il souffre, mais c’est surtout la pensée de son concert compromis qui le ravage.
Béru le neutralise en le saisissant à bras-le-corps.
— Calmez-vous, grand-père, lui dit-il, pas la peine de jouer l’air du toboggan fantôme à votre palpitant, en supplément de programme. Manquerait plus que vous nous fassiez une infrastructure du myocarde sur la carpette pour tout arranger !
— Mais mon concert, mon concert, ce soir !
— Démoralisez-vous pas, vous jouerez d’une main. Anatole, un de mes petits neveux, interprète « Au clair de la lune » avec un seul doigt et ça rend du tonnerre.
— Une soirée de gala, avec la présence effective du président de la République ! continue à se lamenter Walter Klozeth.
— On lui fera passer La Marseillaise, console le Gravos. Et puis, suggère-t-il, vous avez la ressource de jouer en plaie-vache[44], ça se fait beaucoup. Un petit disque en coulisse et vous, vous pianotez au flanc derrière votre usine à si bémol…
Le malheureux vieillard ne se laisse pas convaincre et se rapatrie dans ses appartements en larmoyant.
— A c’t’ âge-là, soupire Béru, ça ne devrait plus manipuler des outils. Qu’il tripatouille son piano, je dis pas, c’est sans danger comme les pistolets Eurêka, mais se servir d’un marteau et d’un ciseau à froid, c’est téméraire.
Il se crache du cotonneux dans la paluche.
— Allez, vas-y, remets la zizique, San-A., faut que je termine mon trohu. Le jour où que ton Bitauvent a composé ses pom, pom, pom, pommm il s’est pas écartelé le fion mais il nous a en tout cas rendu un fameux service.
42
Admirez la technique de San-Antonio qui, avec le seul concours de trois « m » minuscules parvient à vous restituer un