Выбрать главу

Le rouquin a un sourire lubrique.

— En effet, reprend-il, ça promet…

L’un des deux maîtres d’hôtel quittant la pièce, la converse cesse et j’en profite pour me catapulter au bigophone. Je tube à mon collègue Linaussier, l’inspecteur aux nougats en détresse, grand technicien, souvenez-vous, de la prostitution parisienne.

— Ici San-A., dis-donc, Pied-Agile, Mme Eva, spécialisée dans ces messieurs-dames, ça te dit quelque chose ?

Il glousse comme une pintade enrhumée à la vue d’une bouteille de sirop des Vosges.

— Tu penses, Hortense ! il fait comme ça, le zig aux arpions douloureux ; elle a la plus bath affaire de pain de fesse de la place de Paris…

— C’est-à-dire ?

Il gémit, s’excuse en me révélant qu’il s’agit d’un cor turbulent, lequel s’accommode mal de la pression atmosphérique du jour, et s’explique.

— Elle exploite la dépravation des bonshommes. Dans sa taule, sur le boulevard de Courcelles, y a que des gars qui viennent se faire conjuguer le verbe mettre (du troisième groupe) par d’autres gars. Et tous ces messieurs casquent à Eva le prix d’une confortable passe, si bien qu’elle touche des deux côtés si je puis dire. Fallait y penser…

Il me donne le numéro de la ligne et précise :

— C’est dans un building neuf. Au sixième, l’appartement 69, tu peux pas te gourer. Seulement faut montrer patte blanche. Le mot de passe, si j’ose dire, c’est : « Je viens de la part de Dom Carlo… ».

Il ricane :

— T’as les mœurs qui passent au négatif, San-A. ?

— Faut bien varier les plaisirs, me cintré-je.

Je raccroche et je dis au Mastar qu’on va aller présenter nos hommages crépusculaires à dame Eva.

Œuf corse, y a un judas dans la lourde. L’œil de verre en attendant l’œil de bronze. Je sens que, consécutivement à mon coup de sonnette, on nous observe. Je virgule un sourire enjôleur à la porte et, comme séduite par l’éclat de mes trente-deux chailles, celle-ci s’entrouvre. Une grosse petite dame, large des hanches, basse du train, copieuse des roberts, avachie de la bouille et bonne du regard, nous demande aimablement ce que nous lui voulons.

Ce qui frappe, c’est la gentillesse qui illumine ses yeux. Elle a rien de salingue, rien de vachard, rien de cupide. On a tout de suite envie de s’en faire une amie, de lui confier ses problèmes et de se mettre entre ses mains.

— Nous venons de la part de Dom Carlo, lui fais-je.

Elle paraît charmée, elle nous dit d’entrer et referme sa porte blindée de l’intérieur. On entend des bruits d’eau dans l’appartement, des trottinements, des toux…

Elle nous examine, Mme Eva, moite d’une infinie compréhension.

— Vous passez tous les deux ensemble ? nous demande-t-elle.

— En général, oui, lui réponds-je, c’est une vieille liaison, monsieur et moi.

— Vous aimeriez des camarades ?

— Faut voir, prudencé-je.

— J’ai justement ici un monsieur tout jeune qui a…

Et de nous raconter en détail l’académie du monsieur jeune.

— Ou alors, nous dit-elle, j’ai un vieux monsieur très bien qui…

Et de nous expliquer ce que fait le vieux monsieur très bien après avoir ôté son dentier.

Comme on reste hermétiques, vachement gênés et dubitatifs, elle reprend, soucieuse de nous satisfaire coûte que coûte :

— Si vous aimez les séances en commun, y a aussi Eusèbe…

— Qui est Eusèbe ?

Elle nous cligne tendrement de l’œil.

— Venez voir.

Nous entrons dans une chambre assez pauvre, genre hôtel de passe, avec couvre-lit en peluche terne, fauteuils en peluche grenat et bronze d’art sur la cheminée. Au mur, un tableau terriblement artistique, représentant une dame nue en train de se faire fouinasser la fosse d’orchestre par un marquis Louis XV. Mme Eva décroche le tableau, nous dévoilant un trappon qu’elle entrouvre après avoir éteint la lumière. Nous apercevons un spectacle que la pudeur m’empêche de vous décrire, ce qui n’est pas dommage, car étant donné sa qualité vous n’avez rien à regretter. Je vous donne tout de même la composition des équipes. Sont réunis (étroitement) : Eusèbe, un Noir musculeux (à tous les points de vue), un vieux monsieur au bide et au crâne ovoïdes, un gros type sans âge (il n’a même pas l’âge d’oraison, comme disait Bossuet) et un petit jeune homme blafard comme on en voit dans tous les grands quotidiens à la rubrique des faits divers. Cette compagnie éclectique pratique un tic antique en criant des cantiques tandis que la musique pathétique d’un disque endigue leur gigue. Tous portent un loup de velours noir, par discrétion, car l’homme met un loup pour l’homme, c’est connu.

— Que dites-vous de ça, messieurs ? demande Mme Eva, toute fière d’être l’organisatrice de ce supergala.

— Et vous, je soupire, en lui déballant ma carte de poulaga, que dites-vous de ça, chère madame Eva ?

Pauvre chère femme, si douce, si inoffensive, si compréhensive, si mansuéteuse. Elle en tombe assise sur le canapé, comme une grosse poire blette tombe à terre. Elle se dit que son condé est dévalorisé, périmé, bon pour le vide-ordures et que la saison des ennuis commence. Elle nous regarde, tremblante d’émotion, sans oser une question. Ses yeux noyés de détresse font peine à voir.

Bérurier referme le trappon et rallume, car la pénombre est insoutenable dans cette ambiance.

— Si je me retenais pas, dit-il, je bicherais une trique grosse comme mon bras pour aller leur faire une purée de vertèbres, à ces saligauds.

— Ecoutez, Eva, interviens-je, votre job passe en dégueulasserie tout ce qu’on peut imaginer et, si je voulais, vous coucheriez en taule ce soir.

Elle pleure.

— Mais dans votre malheur, vous avez un pot fantastique, poursuis-je, vu que nous n’appartenons pas aux Mœurs, mon camarade et moi.

Une aurore aux couleurs d’incendie se lève dans les prunelles ravagées de la vieille morue. Cela s’appelle l’espoir.

— C’est une enquête à l’échelon suprême qui nous amène chez vous. Si vous vous montrez coopérative, Eva, on essaiera d’oublier vos cauchemars en chambre.

— Combien ? balbutie-t-elle dans un souffle.

C’est plus fort que Béru : voilà qu’il lui balance une baffe.

— Et copollution de fonctionnaires en exercice ! tonne-t-il. C’est le bouquet !

Elle pige plus, la malheureuse. Elle a cru qu’en chiquant à l’enquête suprême je lui faisais un appel du pied pour palper une enveloppe. La réaction bérurienne vient de la détromper durement.

— Vous connaissez le prince Kelbel ?

Cette fois elle comprend qu’effectivement j’ai des visées particulières.

— En effet, c’est un client.

— Il vient souvent chez vous ?

— Disons environ une ou deux fois par mois.

— Un polisson ?

— Un dépravé.

Dite par cette dame, l’épithète revêt tout son sens.

— Ce soir, vous devez lui livrer du cheptel au Seigneurial ?

— Oui, deux travestis.

— Que le prince connaît ?

— Oh non, il aime trop le changement et ne prend jamais deux fois les mêmes.

— A quelle heure doivent-ils aller à l’hôtel ?

— Neuf heures.

— Ils passent chez vous auparavant ?

— Bien sûr, pour que je les affranchisse et puis aussi pour s’habiller.

Bérurier me jette un œil gourmand. Une fois encore, il a saisi mes intentions avant que je les extériorise.