Béru, qui a surpris mon geste, fait la moue et se laisse quimper dans un des fauteuils.
— Je m’installe à l’orchestre pour attendre la suite, déclare-t-il. Je voudrais pas te porter préjudice au moral, Gars, mais pour une idée olé-olé, tu peux la faire breveter.
Je me rabats vers lui en titubant. C’est ce flottement de ma démarche qui m’alerte. Lorsqu’un homme titube, c’est qu’il a trop bu ou pas assez mangé, ou alors qu’on l’a médicamenté.
— T’as pas le cervelet qui patine, toi, Gros ?
— J’allais te poser la même question, ton Kelbel nous a fait prendre un barbier turc[47], je parie.
— Ça m’étonnerait, réfléchis-je, je me gaffais d’un coup semblable et j’ai ouvert l’œil. Je suis certain qu’on ne nous a rien servi de particulier…
Je renifle et mon léger vertige s’accentue.
— C’est maintenant que ça se passe, Gros. On nous a bouclés ici pour nous enfumer. Le coup de la chambre à gaz ! Il n’y a pas d’autre issue que la porte et ils sont en train de gazer le local… C’est inodore, ça ne fait pas de bruit. Le temps qu’on se dépiaute et on partait mine de rien dans les brumes.
— Faut trouver le rifice ! décide Sa Bérurerie en le levant. Commence par un bout, moi par l’autre…
Le voici qui se met à inspecter minutieusement le plancher, les murs et le plafond.
— Les murs seulement, recommandé-je, l’appartement du prince est à un seul niveau de l’hôtel, il n’a donc pu bricoler que les cloisons.
En chasse ! On se retient de respirer au maxi et on palpe la moquette recouvrant les murs. Comme je parviens à la penderie, je sens, au ras du galon bordant celle-ci, un léger souffle. J’arrache avec l’ongle le coin du galon, démasquant un petit trou rond. C’est par là qu’on nous distribue de la roupillance.
— Tiens le doigt dessus, me conseille Alexandre-Benoît.
Il dégaine un couteau à cran d’arrêt de sa jarretelle, brise un cintre à habit et se met à tailler une cheville dans la barre inférieure du trapèze. Un sacré futé, ce Gros !
Utilisant le manche de son ya comme marteau, il enfonce la cheville dans le trou ; puis il hume avec insistance.
— M’est avis que j’ai rebouché le flacon, assure-t-il. Reste à savoir maintenant si ce qu’on a reniflé est suffisant pour nous faire pioncer !
Nous nous asseyons. Le vertige continue, mais ne s’amplifie pas.
— On échappera à l’anesthésie, assuré-je.
— Je crois, admet le Gros. Selon toi, qu’est-ce qu’ils vont nous faire ?
— Je pense que lorsqu’ils nous estimerons groggy, ils viendront nous chercher pour nous conduire dans un lieu plus discret.
— Le lieu plus discret que tu causes, ça ne serait pas le fond du canal Saint-Martin, des fois ? Je nous vois assez enveloppés dans du grillage, avec cinquante kilos de plomb pour nous tenir compagnie.
— Allongeons-nous sur le sol, Béru, et attendons la suite. Quand ils entreront, on avisera.
Aussi taudis, aussitôt fée[48]. Nous nous couchons dans des postures adéquates et concomitantes pour attendre la suite des événements.
Une plombe au moins s’écoule. A plusieurs reprises, plus une, je suis sur le point de m’endormir, mais je tiens bon. Et le Gravos également. Enfin je perçois des chocs, le bruit d’une clé qu’on tourne… La porte s’ouvre.
— Laisse, je ferai tout seul, dit une voix feutrée.
Je risque un bout d’œil. Un zig se présente de dos, halant quelque chose de pesant.
Il porte un masque à gaz et tire une gigantesque malle cabine. Il finit d’entrer (comme on dit à Lyon) et referme la porte. Ses projets sont clairs : nous coller dans la malle afin de nous évacuer discrètement de l’hôtel. J’avais vu juste et ce m’est une satisfaction intime.
Le voici qui soulève le couvercle de la malle, puis se penche sur Bérurier. Il commence par le gros œuvre, c’est un courageux. Tel que je crois connaître Sa Majesté, il va sûrement y avoir une clé à la clé. Béru, c’est pas un champion de jute-lui-dessus ou de cas-raté ; ses prises manquent d’esthétisme, mais elles sont efficaces.
Effectivement, A.B. a un geste que je distingue mal. Un seul. L’emmalleur pousse un cri rauque et part en arrière. Il trépigne un brin sur le gazon bien ratissé de la moquette et s’immobilise. Inquiet, je me dresse sur un coude. J’ai en raison de me faire du souci pour sa santé. Le Gros, qui en a sa claque de travailler dans le demi-mondain, vient de lui plonger la lame de son coutal dans la poitrine jusqu’à la garde[49]. Où est-ce qu’il a étudié l’anatomie, Béru, on se demande ! C’est large, une poitrine d’homme, et un cœur ne l’est pas tellement. Pourtant il l’a planté en plein battant : rran !
— Eh ben, dis donc ! murmuré-je, quand tu te mets à jouer Fort Apache, tu ne lésines pas !
— T’as pas vu qui c’est ? demande le Mahousse en arrachant le masque à gaz de sa victime.
Je tressaille en reconnaissant le dénommé Frank Heinstein, l’empoisonneur de la môme Rita.
— Je l’ai retapissé à travers la vitre de son n’hublot, m’explique Béru, alors j’ai plus hésité à lui pratiquer sa césarienne.
Plus une action est intense, plus je me sens survolté, aussi n’hésité-je point :
— Aide-moi, Gros ! je vais récupérer son imper…
— Pour quoi fiche ?
— Tu vas voir !
Il m’aide à débloquer l’Allemand et j’enfile l’imperméable, puis je me mets le masque à gaz. Je fais alors signe à Béru de s’effacer avant d’aller délourder. Comme je le pensais, les deux larbins du prince sont dans le hall, qui attendent.
— Donnez-moi un coup de main ! je leur lance rudement.
Ils s’avancent en appliquant leur mouchoir devant leur figure. Dès qu’ils se sont suffisamment approchés, je foudroie l’Espago d’un monumental ramponneau dans la boîte à ragoût. J’ai tellement billé que ça l’a envoyé dinguer à l’autre bout de la pièce où le poing de Bérurier le termine irrémédiablement.
Le gnace fait atchoum en toutes lettres, et même en lettres majuscules, et s’effondre pour une durée illimitée. Ne reste plus que le Levantin, mon adjudant. Ce dernier n’a pas plus de réflexes qu’une boîte de pilules contre l’acné juvénile. Il demeure immobile, son tire-gomme toujours appliqué sur sa bouche. Son seul souci semble être de ne pas renifler le gaz endormant. Les réactions des hommes devant le danger sont imprévisibles ; la plupart du temps, ils essaient de conjurer une menace en prenant des risques beaucoup plus grands que celui qu’elle constitue. Par exemple, lorsque le feu se déclare dans leur cuisine, ils se balancent du huitième étage.
— Règle-lui son taf ! ordonné-je à Bérurier, vu que je répugne à cogner sur un type sans défense.
Les basses œuvres ne lui font pas peur, au Gros. C’est le volontaire-né, l’engagé d’office, le velléitaire constant, le sacrifié type, le marteau-pilon toujours disponible. L’esprit laveur de vaisselle et nettoyeur de tranchées, il le possède au plus haut degré. L’absence d’imagination, c’est la plus grande force des tortionnaires.
Béru, souverain, s’approche du deuxième larbinus. Il a un beau regard méditatif ; celui de la ménagère choisissant des aubergines sur le marché ; puis il se décide pour un coup de genou dans les bas morceaux. L’autre a les jambes qui génuflexient. Alexandre-Benoît lui cloque un poing de suspension sur la nuque et ce timoré va déguster de la purée de tunnel. Nous voici maîtres de la situation, une fois z’encore. Ce qu’on aura pu se dépatouiller des cas les plus beaux (parce que les plus désespérés) depuis que nous faisons carrière dans la Poule. Notre côté Zorro est tarifé, quoi !
47
Après en avoir délibéré pendant quatre jours et vingt-deux nuits, le personnel des Editions Fleuve Noir, auquel s’était jointe la concierge d’à côté, a décidé que Béru employait