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J’arrache mon masque et nous nous évacuons après avoir relourdé soigneusement.

Des rires, des gloussements, nous parviennent aux portugaises.

J’entends la voix suave et rocailleuse du prince clamer :

— Encore ! Encore ! Oui ! Parfait ! Oh ! que j’aime !

— Cette crème d’Altesse est en train de drôlement se divertir, assure Bérurier avec haine. Bouge pas, je vais y arranger le blason à c’t’ endoffé.

— Pas d’emballement, le calmé-je, joue pas les Bonaparte au pont de Lodi, Gros. Maintenant qu’on brûle, s’agit de pas se rôtir les plumes.

Je vais à la porte de la chambre où se déroule la fiesta louis-quinzième et je colle mon œil au trou de la serrure, mais malheureusement, je ne vois rien d’autre qu’un morceau de tapisserie.

Ça glousse, ça glougloute, ça chouchoute, ça broubroute, ça prout-proute terrible là-dedans. Le Parc-aux-Cerfs, Casanova, Sade, les folles nuits d’Andalousie ! Le harem en folie !

— Y a que les huiles pour se payer des orgies pareilles ! décrète le Gros ! Des mecs comme voilà ce prince, c’est bon à nibe, faudrait le flytoxer ! Les révolutionnaires de son bled, ils auraient dû lui sectionner le cigare et lui planter la tronche sur la grille du portail.

— Chut ! intimé-je.

C’est pourtant vrai, ce qu’il dit Béru. La pire calamité de ce monde, c’est les oisifs. Ces pauvres gens riches qui se demandent tous les jours de quel superflu ils pourraient bien avoir besoin. Dans le fond, je les plains d’être riches ad libitum. Ça nécessite un fameux esprit inventif. L’homme, qu’est-ce qu’il lui faut pour avoir de l’appétit à vivre ? Des limites ! S’il n’a pas le souci de déplacer ses frontières, d’étendre son pouvoir, il est malheureux. Kelbel 69 deux fois, il est tellement bourré d’osier qu’il a son portrait peint par Rubens, c’est vous dire ! Remarquez, un prince sans pognon, c’est comme un taxi londonien sans essuie-glaces, ça ne rime plus à rien.

Mais l’heure n’est plus aux réflexions, me dites-vous ? Merci de me le faire remarquer. Si je vous avais pas, je finirais par dire des culteries.

Je sors mon pistolet de mes jupes et je tourne lentement the loquet of the door. J’ouvre… Ces messieurs sont avec des dames. Et les dames leurs font de ces sortes d’espèces d’agaceries qui feraient péter les bandelettes de toutes les momies masculines du British Museum.

Oh ! ce travail ! Surtout comptez pas que je vous le décrivasse car, recta, on m’interdit à l’affichage de vos San-Antonio, mes copains libraires seraient obligés de vous les cloquer à la sauvette dans leurs ouatères. C’est beau d’avoir du style, mais faut pas chahuter avec la morale. La morale, mes fils, c’est la tige de fil de fer qui fait se tenir droite la queue molle de l’œillet. Remarquez que tous les régimes, qu’ils soient de gauche on de droite, sont bien d’accord sur ce point.

Toujours est-il (ça, je viens de téléphoner à mon avocat, pour être sûr de pouvoir vous le dire sans risquer l’échafaud), toujours est-il, redis-je, que c’est plein de dames à loilpé avec nos trois messieurs. On voit des dames avec des messieurs, des dames avec des dames, des dames avec des messieurs-dames. Une sacrée paire de fresques ! Le nœud de vipères ! J’aurais mon Polaroïd sous la main, je prendrais une demi-douzaine de photos, histoire d’assurer mes vieux jours. Sa Majesté Kelbel 69 deux fois est en train de justifier son numéro dynastique avec une grosse bonne femme pieusement vêtue d’une médaille religieuse.

L’ambassadeur et son gigolpince se livrent à un exercice de haute voltige, encouragés à la main par deux très belles filles, tandis que deux autre bergères s’assurent la soudure sur un canapé. Dans le libidinage ambiant, on n’a pas remarqué notre venue. Je zyeute un instant cette scène démoniaque (quelques gouttes de démoniaque dans un verre d’eau, ça dessaoule). Puis je décide de clôturer le festival et de proclamer le palmarès.

— Mettez les aérofreins, m’sieurs-dames ! C’est le moment d’amorcer votre descente !

Ça jette le trouble. Tous les visages se tournent vers moi. Et c’est pour lors que mon pétard m’en choit des pinces. Ce que je découvre me solidifie le bulbe rachidien. C’est tellement inattendu, tellement effrayant ! Si vous saviez ! Vous voulez le savoir ? Vraiment, vous vous sentez aptes à supporter le choc ? Ça va pas vous commotionner le circuit raisineux ? Votre battant, il marche à la digitaline ou il emploie Astra, dites voir ? Parce que je voudrais pas que vous me fassiez une embolie en plein bouquin, les mecs ! De quoi j’aurais l’air avec votre cadavre en guise de signet, hein ? Non, sans charre, vous êtes certains de la qualité de vos vaisseaux, on peut y aller ?

O.K., alors je prends le risque. Figurez-vous que je connais deux des dames folâtres réunies ici pour le contentement du prince Kelbel. Je connais sa partenaire et l’une des deux frivoles qui se grumaient la plante potagère à bulbe. La première citée n’est autre que Berthe Bérurier et la seconde, c’est Odile ! Admettez que pour un coup de théâtre, c’en est deux, hein ? Je ne veux pas me vanter, mais vous pouvez faire la tournée des auteurs à suce-pince, jamais vous ne trouverez dans leurs élucubrations des renversements aussi renversants. Comme l’écrivait naguère le père François dans son bloc-notes sur papier hygiénique : « San-Antonio est l’empereur du coup de théâtre.Je ne lui fais pas dire ! Et pourtant c’est un homme qui a toujours une balance de pharmago sur sa table de travail pour peser ses mots.

Réalisâtes-vous bien la situation, chers lecteurs, chères lectrices et chers illettrés qui n’avez pas le bonheur de me lire ? Berthe en costume d’Eve, avec les roploplos qui battent des mains, le rouge à lèvres façon Epinal d’époque et la chevelure déchevelée. Odile, si menue, si fabuleusement mise en volume par ses chers parents. Odile si douce ! Odile que j’aime ! Odile, quoi ! mêlée à cette partie de galichouillage…

Mon Béru, branlant de stupeur, regarde à s’en faire gicler les lampions cette énorme personne qu’il qualifie pourtant de moitié et qui faillit faire de lui un veuf.

Qui donc a exprimé des doutes sur la bonté de l’homme ? Moi peut-être ? Ça serait assez dans mes manières ! Eh bien non : l’homme est bon. Car notre première réaction, à Béru et à Bibi, ça n’est pas la colère, mais la joie. L’exaltation de retrouver vivantes celles que nous craignions perdues ! N’importe qu’elles fussent nues et dépravées, ce qui compte c’est qu’elles vivent. N’importe qu’elles se fussent abandonnées aux louches extases libidineuses de cette chambre princière ; ce qui nous intéresse, c’est leur présence bien et — ô combien ! — réelle !

— Berthe ! s’égosille l’Enflure.

— Odile ! glapit mon organe surmené.

Le prince à poil se dresse, avec l’air d’un hibou réveillé par le sifflet du laitier. Notre intrusion, en tout cas, lui a coupé le sien. C’est plus un sceptre, c’est une cravate ! Il pantèle. Il est navré. A le voir ainsi démuni, on comprend pourquoi faut coûte que coûte isoler les gens célèbres si l’on veut qu’ils restent célèbres. Y a pas de grands hommes nus, mes fils, rappelez-vous toujours ça et la vie vous appartiendra.

Il a tellement l’habitude du respect d’autrui, du faste et de l’obséquiosité, qu’il ne sait plus comment se tenir ni quoi dire, Kelbel. Il est épaté prodigieusement par notre irruption. Embêté à mort. Disjoint, pour ainsi dire. Il ignore comment on se tient quand on est prince et humilié ; son précepteur lui a pas appris, c’était pas dans le manuel du parfait-petit-monarque. Voilà une grosse lagune à combler, comme disent les Vénitiens. Désormais, les dauphins et dauphines, faut leur enseigner l’art et la manière de subir les outrages, sinon ils sont désemparés quand leur couronne a roulé au ruisseau. Un de mes amis chanteurs me disait naguère ces belles paroles : « Je suis resté simple malgré mon succès.C’est à méditer, à méditer ! C’est dur d’avoir été vedette et de ne plus l’être. C’est pire que tout. On se croit déchu. On l’est ! Il subsiste quelque chose par rapport aux autres, cependant. Ça fait un peu comme les anciens politiciens qu’on continue d’appeler monsieur le président ou monsieur le ministre, alors que tout ce qui leur reste en fait de promotion sociale c’est d’être abonnés à la puissante Compagnie du Gaz.