— Bon, c’est pas le tout, tranché-je, maintenant il s’agit d’exploiter la situation puisque nous l’avons bien en main.
— Prêt à la manœuvre ! lance-t-il, revigoré.
Il embrasse sa dame entre les seins.
— Je te ferai oublier tout ça, ma Grosse, promet-il. Tu verras, le temps effacera…
— En attendant, essaie d’effacer l’évanouissement du prince, car j’ai absolument besoin de lui parler ; moi, je m’occupe de ramener Berthe à la réalité.
J’entraîne la dame de ses pensées dans une pièce voisine tandis que Béru rafle une bouteille de scotch pour mieux jouer les soigneurs.
3
L’EFFET DU PRINCE
— Et alors, dame Berthe, attaqué-je, on joue les favorites de harem, maintenant ?
Elle se masse le front, chiquant à l’égarement. Mais, comme c’est moi qui lui ai soufflé son rôle, je ne suis pas dupe.
— La dame aux camélias, ma bonne amie, ça sera une exclusivité pour votre bonhomme, si vous le voulez bien, stoppé-je. Je préférerais que nous jouions cartes sur table car vous n’êtes pas plus droguée que l’agneau de lait en train de téter sa mère.
Elle laisse retomber son bras, renonçante.
— On prend tout par le début, Berthe. Vous étiez chez vous tandis que nous emmenions le coq à l’hôpital. Ensuite ?
Ce qu’il y a de bien avec les frangines comme la mère Béru, c’est qu’elles n’ont aucune honte à s’avouer vaincues. Il s’agit seulement de leur parler net et de leur enrayer la glande à simagrer. La v’là donc qui devient urbaine et claire dans ses explications.
— Je commençais à préparer le repas lorsqu’on a sonné. Une très jolie fille blonde avec un accent étranger se tenait sur le palier…
Elle avale sa salive, tripote sa médaille (laquelle représente Sainte-Pétahouche en train de pêcher la crevette rose dans la mer Noire) et poursuit, en croisant les jambes, histoire de soustraire sa brune, drue et bouclée intimité à mes yeux fureteurs.
— Vous êtes Mme Bérurier ?que demande la personne que je vous cause. « Oui, mademoiselle », je réponds. « Je viens vous prévenir que votre mari vient d’avoir un accident, rien de très grave, mais si vous voudriez bien me suivre ?elle continue. Mon sang ne fait qu’un tour. Je saute dans mon manteau et je la suis. On monte dans une grande auto américaine que conduisait une autre fille blonde. Ça démarre. Comme je chialais tout ce que je savais, la fille blonde me tend un flacon. « Buvez z’une gorgée de ce vulnérable, elle me conseille, ça vous remontera.Je l’obéis. Mais à peine que j’ai bu, voilà la tête qui me chavire et je m’écroule…
Elle est vachement narrative, B.B. Une digne dame de poulet.
Je lui opine sous le nez :
— Ensuite, chère amie ?
— Je m’ai réveillée ici. On m’avait attachée dans ce fauteuil où vous êtes. Le prince et un grand type blond, plus ses larbins, m’entouraient. « Vous avez tort, prince, disait la fille blonde qui participait elle aussi à la réunion, on devrait la mettre au plus vite sous haute surveillance, car elle peut être amenée à jouer un rôle capital. « Ici elle ne craint rien », qu’il a rétorqué, le prince. « Je compte auparavant me donner un peu de bon temps avec cette personne dont les formes m’enchantent. »
Berthe rosit.
— J’étais son genre, quoi, fait-elle. Comprenant que ma vie tenait qu’à un fil, je suis passée par tous ces caprices, nécessité fait loi.
C’est son plaidoyer. Comment lui donner tort ? Pour reprendre ce vieux proverbe libanais dont le révérend père Dechose a fait sa devise : il vaut encore mieux une affolée vivante qu’une vierge morte.
— Certes, poursuit Berthy en baissant le ton, le prince avait des exigences, mais je dois reconnaître que c’était un merveilleux partenaire.
Elle soupire.
— Je ne veux pas avoir de secrets pour vous, cher San-Antonio : il me manquera. Rarement j’ai trouvé chez un homme autant de fougue, autant de forces, autant de malice, autant de…
— Autant pour les crosses ! l’interromps-je. Ça vous fera un souvenir, Berthe, mais de grâce, enterrez-le dans les plates-bandes de votre jardin secret et n’en parlez plus, votre honorabilité en souffrirait.
Elle essaie une larmichette d’un revers de main et se masse les mamelons.
— Quel diable d’homme ! conclut la femme Bérurier.
— Parlez-moi d’Odile…
— La petite nouvelle ?
— Oui.
— J’ai entendu un certain remue-ménage au début de l’après-midi. Des pleurs… Puis plus rien. Les autres filles se sont occupées d’elle. Ensuite elle était docile. Je pense qu’elle, on l’a droguée en effet. Mais après je vous prie de croire qu’elle se payait du bon temps.
Pourquoi l’envie me prend-elle de gifler Berthe et comment m’empêché-je de céder à cette envie ? Mystères.
— Depuis que vous êtes là, avez-vous surpris des conversations entre le prince et ses complices ?
— Non… Après m’avoir amenée ici, la fille blonde lui a dit au revoir et elle est repartie.
— Pour où ?
— Je ne sais pas, mais c’était pour longtemps, à la façon qu’ils se disaient des « bonne chance », des « j’ai été heureux de vous connaître », des « merci de ce que vous avez fait pour moi »…
— Qui remerciait qui ? je demande, intéressé.
— Le prince, dit Berthe. Il en finissait pas de gratuler la fille.
Je gamberge un peu… Scène extraordinaire, mes amis. On est au Seigneurial Palace. On y bute des types. On s’y déguise en femmes. On interrompt des partousettes et on y découvre Odile et Berthe en pleine séance d’introspection rétrospective.
Le Mastar surgit dans l’encadrement.
— Ton prince de mes deux vient de prendre connaissance, annonce-t-il. Je préfère que ça soye toi qui le questionnes. Vu que si je m’en mêlerais il lui resterait plus un bout de crâne pour y poser sa couronne.
Là-dessus, il se jette sur sa chère épouse et la pétrit amoureusement.
— Ma biquette jolie ! il pleurniche. T’as enfin récupéré, dis, poupée rose ? Tu te sens mieux ?
— Oui, soupire Berthe, mais quel calvaire !
Béru lui mordille les cheveux.
— T’as dû en voir de dures, s’apitoie le bon époux. Mais je te ferai oublier, va ! On partira en vacances à Courbevoie, dans l’hôtel de notre voyage de noces, ma colombe bleue. L’essentiel c’est la vie et la santé, Berthy. Rien d’autre ne compte. Et puis l’amour aussi, parbleu ! L’amour, avec un H majuscule… De ce côté, avec moi t’es parée. Pas besoin que je te droguasse pour te pousser au vertigineux, hein, Berthounette ?
Tout en flirtant, il lui masse la nudité. Pressentant des retrouvailles impubliables, je passe pudiquement dans la pièce à côté.
Il est exact que Kelbel ait repris connaissance, à défaut de figure humaine. Un drôle de tuméfié, croyez-moi. Sa tronche ressemble à un topinambour grossi vingt fois. Il a un œil plus bas que l’autre, une joue pareille à un steak tartare et la lèvre qui emprunte une déviation. En somme, Béru a accompli ce que les révolutionnaires tempaliens rêvaient de faire subir au monarque déchu.
J’écarte les autres bergères qui lui bassinent la vitrine avec des serviettes mouillées.
— Caltez, volailles ! leur dis-je, mais ne quittez pas l’appartement sans un bon de sortie, sinon je vous ferai savourer les joies de mon cabriolet deux places à serrure antivol.
Nous voici seulâbres enfin, Kelbel et moi. Il conserve, nonobstant sa défiguration, un certain maintien. Le sang bleu, c’est le raisin des courageux, faut l’admettre.