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— Je crois que votre réception intime a tourné court, prince !

Il se lèche un coin de lèvre particulièrement proéminent.

— Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais votre copain Frank Heinstein est un peu mort dans le dressing-room. Et vos larbins-gardes-du-corps sont dans un état alarmant : une vraie Saint-Barthélemy, monseigneur. D’ailleurs, poursuis-je, c’est fou ce qu’on peut dénombrer comme décès dans cette affaire. Laurenzi, Couchetapiane, Rita-la-pétasse… Et je suis sûr que j’en saute.

Ce préambule lui prouve que je suis au parfum de beaucoup de choses.

— Une majesté comme la vôtre impliquée dans une affaire de meurtres, voilà qui va effeuiller le Gotha ! Et lorsque je prouverai — car je peux le prouver — que vous avez participé à des dîners chez des truands, vos derniers partisans courront se faire inscrire au parti communiste jtempalien. Quand on pense que votre effigie décorait les billets de cent godmichés et que vous y étiez représenté avec le grand cordon sanitaire ! C’est vraiment la chute de la monarchie, Majesté.

Il essaie de blêmir sous ses ecchymoses mais y parvient imparfaitement. Comme on dit dans les romans à prix fixe : ses yeux lancent des éclairs. Fort heureusement, la moquette constitue un isolant et les éclairs en question ne me court-circuitent pas.

— Après un cirque pareil, vous allez avoir droit à la une de tous les journaux mondiaux et en caractères plus gras que les pâtisseries au miel de votre pays !

Il a un imperceptible haussement d’épaules.

— Tout ceci pour en arriver à quoi ? demande-t-il calmement.

— Je suis flic, éludé-je provisoirement, commissaire San-Antonio, pour vous desservir, Majesté. J’ai une enquête à mener à bien et il me semble qu’elle ne se porte pas trop mal…

Il attend encore, torchant le sang qui lui sourd des plaies.

Je dois poursuivre. Négocier habilement avec le prince pour le convaincre qu’il doit se mettre à table. Lorsque je saurai ce qu’il sait, j’aurai la clé de l’énigme. Seulement voilà, Kelbel, malgré ses mœurs dissolues, c’est pas une mauviette. Je perçois des soupirs et des onomatopées dans le salon voisin. J’ai idée que les Béru se mettent la tendresse à jour. Dans ce climat « stupéfiant », avec une Berthe en tenue d’extase et un Bérurier en rade d’affection, ça n’a rien de surprenant.

Il a besoin de constater qu’elle est bien vivante, sa grognasse ; besoin aussi de lui démontrer que pour le radada, tout plébéien qu’il soit, il peut souffrir la comparaison avec l’amour monarchique. C’est une forme élémentaire de la lutte des classes ; de la lutte des castes ; de la lutte des cases ; de la lutte des castrats. Que Cupidon soit avec eux !

— Chère Majesté, continué-je, je ne puis vous promettre la discrétion en échange de vos confidences ; néanmoins, si vous me fournissez assez d’éléments pour me permettre de terminer cette enquête, je ferai l’impossible…

Kelbel me virgule un regard dédaigneux de son œil gauche, le droit s’avérant pour l’instant hors d’usage.

— L’impossible ? murmura-t-il.

— Afin d’éviter le scandale. Dites-moi où je peux rencontrer Hildegarde et…

Je me tais brusquement. Tout se passe si vite, tout est si stupéfiant, si romanesque…

Le prince qui jouait machinalement avec sa bague ornée d’un diamant de dix-huit carats (un diamant en or massif, en somme) vient d’en faire basculer le chaton. J’ai lu tellement de récits sur les bagouses à poison, en vigueur sous Henri II et Hitler Premier, que je réalise illico ses intentions. Je lui plonge dessus. Je le culbute ! Je le renverse ! Je l’étreins ! Mais je me prends les nougats dans les plis de ma robe et ça freine ma liberté de mouvements. Quand on est commissaire de police, le port de la robe de soirée est plus délicat que le port d’armes. Je sens le prince devenir tout mollasson dans mes bras. Je le lâche et il choit sur le tapis persan. Mort, Kelbel ! Kelbel mort ! Quelle belle mort ! Kelbel mord encore sa bague vénéneuse. Du cyanure premier choix ! Il est raide comme la justice de Berne. L’œil révulsé, les narines convulsées. Je ne veux pas jouer les plaintifs, mes chéries, mais admettez que je ne mérite pas ça. Ça crève sous mes pas, ça roussit, ça se combustionne comme si je chaussais des lance-flammes. A peine mettons-nous la main sur l’un des pions de ce funèbre échiquier qu’aussitôt il devient poussière. Ainsi de Laurenzi, ainsi de Couchetapiane, de Rita, de Frank Heinstein, du Prince… On me les tue ou ils se tuent. La Mort marche devant moi, à reculons comme un cameraman devant des comédiens. Il suffit que je tende la main vers ces chandelles susceptibles de me donner un peu de lumière pour qu’elle souffle dessus, la Mort, et me les éteigne. Je vais dans une nuit opaque, les bras tendus sur du vide.

Et pendant ce temps, les Béru prennent leur fade de l’autre côté de la cloison. Des décontractés ! Ils font comme chez eux, mieux que chez eux !

C’est beau la vie ! C’est bon l’amour ! La digue, la gigue, la ligue du culte ! Un coma ! Le sensoriel dit merde à l’esprit. Sauve qui peut ; le spermatozoïde passe à l’attaque ! Il quitte son réduit breton, ce petit maquisard intrépide.

Je me dirige vers la salle de bains et je trouve Odile assise sur le rebord de la baignoire, pleurant comme douze Madeleine. Elle paraît dégrisée. Je m’assois près d’elle, je passe mon bras sur son épaule. Horrible à dire, mais j’ai brusquement cessé de l’aimer. Je sais bien qu’elle ne se contrôlait pas, qu’elle était victime d’aphrodisiaques, n’importe : le vilain spectacle m’a libéré de cet amour qui me tourmentait. Un déclic s’est produit en moi. Je ne suis pas fier, mais je n’y peux rien. L’amour, c’est souvent ainsi. Passionnel longtemps, et puis une brutale déconnection se produit et c’est fini, le courant ne passe plus. Grâce au prince défunt, me voilà sauvé d’Odile. A nouveau, San-A. est disponible, les filles. Vaillant petit scout d’alcôve : toujours prêt (en anglais : ready).

— Ne pleure pas, mon chou…

Elle lève sur moi ses yeux baignés de larmes (comme on dit dans les romans pour jeune fille masturbée).

— C’est affreux, Antoine, il me semble avoir fait un cauchemar…

— C’en était un, mon ange !

A poil, qu’il est, l’ange. Déchu sans le vouloir. Mais dégringolé en piqué de son piédestal.

— Raconte-moi ce qui est arrivé, Odile…

Elle essuie ses yeux. Sur le coup elle ne s’aperçoit pas que je ne l’aime plus. Nos relations courent sur leur erre (d’en avoir deux). Ça se détecte pas dare-dare, la désaffection, contrairement à l’amour. Le partenaire malheureux met un certain temps à s’en apercevoir. Un certain temps à y croire, surtout. Il est prêt à couper dans les bobards, à se laisser chambrer. La réalité précède l’affliction. Il suffit d’un mot gentil, d’un baiser furtif pour maintenir les relations au beau fixe.

— Eh bien, lorsque tu m’as envoyée chez ce Couchetapiane, je me suis trouvée sur son palier en même temps qu’un grand type blond… Sans un mot il a sorti un revolver, me l’a montré, puis l’a remis dans sa poche en me faisant signe de le suivre. Nous sommes retournés dans la rue. Une auto noire, une traction, attendait, pas très loin de l’entrée. J’ai voulu m’élancer vers le café où tu m’attendais, mais il me tenait par le bras. Il a grondé : « Non !sur un ton qui m’a fait frémir. J’ai pris place dans l’auto. Une magnifique blonde s’y trouvait. Ils ont parlé en allemand tous les deux, puis la fille m’a tendu une boîte de bonbons en disant : « Tenez, ça vous fera prendre patience !Je ne voulais pas accepter, mais à nouveau, l’homme blond a braqué son revolver sur moi. Ils semblaient tellement impitoyables, l’un et l’autre…