La suite, je la connais. Berthe m’a déjà affranchi… La pastille endormante… Comme le coup du vulnéraire…
— Tu t’es réveillée ici ?
— Oui. Complètement nue. Le prince me regardait avec convoitise. J’ai crié. Alors ils m’ont fait prendre une drogue… Cela avait un goût amer, horrible… Ensuite il m’a semblé que je rêvais. Un rêve pornographique… Il y avait des filles nues, des hommes qui…
Elle se remet à pleurer. Je l’embrasse, apitoyé. Ce pauvre lapin, quand même… Elle faisait ses émaux, Odile. Elle m’aimait. Elle a une petite fille qui vit dans une pension chic… Et puis voilà… Faut s’étonner de plus rien, de nos jours, pas vrai, les gars ? Tout peut arriver, et du reste tout arrive : le concevable comme l’inconcevable. On croit bêtement que l’inconcevable arrive aux autres, mais va te faire considérer ! Un jour ça vous choit dessus : le billet gagnant, l’accident de bagnole, le cocufiage, la Légion d’honneur, la vérole, le grand amour… C’est pour tout le monde, l’exceptionnel. Comme le quotidien ; il suffit d’attendre, d’y croire. Se soumettre aussi, lorsque ça se produit. Pas faire le mariole, pas jouer au martyr, simplement dire banco et subir gaillardement. Les chagrins, à la rigueur ça colle. L’homme le plus démuni est bourré d’aptitudes. Il sait l’empoigner par le bon bout. Mais c’est les grandes joies qui le démontent.
— Essaie de retrouver tes vêtements, chérie. J’ai des gens à questionner.
Le gens que je cause, ce sont les deux larbins bouclés près du macchabe dans le dressing-room. Je les délivre. Ils ont été sérieusement contusionnés par le Mammouth. Une rencontre avec Béru, c’est en soi un accident grave, ça devrait être couvert par les assurances. Mais le Gros n’en tire pas gloire. Ça lui paraît naturel, ce don du Ciel. Il meurtrit ses vilains contemporains avec une aisance, une maestria confondantes. Le Paganini de la mailloche pour ainsi dire. Il n’est pas de ces mecs qui s’épatent eux-mêmes, qui se jugent jaillis du fion de Jupiter. Tenez, il y a quelques mois, je matais sur la deuxième chaîne l’intervielle d’un écrivain barbezilien et j’en suis pas encore revenu de la suffisance du bonhomme ! Pas croyable que ce gros vieux soit à ce point vanneur, redondant, épateur, paonesque ! Fou de lui, extatique devant son œuvre. « Qu’est-ce que je n’ai pas écrit ?qu’il demandait, ce modeste ! Comment peut-on être si vieux et si orgueilleux, à moins bien sûr d’être con comme trente centimètres de boudin ? Patriarche au mitan de sa tribu et de ses attributs ; chiquant au vieux mage, au souverain poncif, il en étalait de toute sa graisse rancie sous le harnois, fustigeant les mecs de la téloche qui l’avaient mal lu, glorifiant son œuvre immortelle, « petafinant »[51] les petits et grands confrères et souhaitant ouvertement leur mort pour pouvoir mieux leur pisser dessus (quand les autres sont sous terre il est plus facile de les compisser que lorsqu’ils se tiennent à la verticale). Un monstre, je vous dis. Une tranche de vie, format pudding. Un délire ambulant. Ce zigoto-là, il n’a pas besoin de la gloire, car il est la gloire, sa gloire ! Je m’étonne qu’il se soit abaissé à s’accoupler, cet onaniste type.
Je voulais fermer le poste, on bien rejoindre Guy Lux sur la première, mais je pouvais pas, il me fascinait, le vieux tricoteur d’auréole. C’est presque beau un gars qui se statufie, qui se masque-mortuaire, qui s’immortalise tout seul. Qui sécrète avec délectation le marbre devant recevoir son effigie, tels ces peintres qui fabriquaient leurs couleurs pour s’autoportraitiser. Je l’ai traité de vieux con pendant deux minutes. Dommage qu’il m’ait pas entendu, le Barbezilien barbeur ! On doit pas insulter un vieillard, je sais bien, mais cet homme si gonflé de sa personne n’a pas d’âge. Il échappe au temps et à toutes les servitudes de la vie. Son vrai don, ça n’est pas d’écrire des choses plus on moins géniales, c’est de se croire à ce point un génie. Un mironton qui traverse l’existence en portant des lauriers en guise de bitos et des ailes en guise de pardingue, il n’a pas droit à la retraite des vieux, non plus qu’au respect dû aux vieux.
Le larbin rouquin est toujours out, par contre, le Levantin est accagnardé contre le mur. Il se dénombre les mandibules d’un index mousseux.
— Comment te sens-tu, Yaudepipe ? je lui demande de mon air le plus facétieux, car vous n’ignorez pas combien j’ai la plaisanterie fastoche.
J’ouvre le couvercle de la malle et fais basculer celle-ci. Le cadavre de Frank Heinstein roule sur le plancher.
— Tu as vu ce qui est arrivé à ton petit camarade ? Si tu ne réponds pas à mes questions, il t’arrivera tout pareil, mon pote !
Le Levantin est terrifié. Ses yeux se mettent à ressembler à deux huîtres posées dans deux soucoupes.
— Il y a longtemps que tu es au service du prince ?
— Depuis toujours, il murmure en achevant de s’exorbiter.
S’il continue d’écarquiller ses lampions de la sorte, il va finir par se déchirer la figure.
— Donc tu l’as suivi en exil ?
— Oui.
— Tu peux m’expliquer ce qu’il traficotait avec une belle Allemande prénommée Hildegarde ?
Le Levantin secoue la tête, sans répondre.
— Tu l’aimes bien, ton prince, je crois piger, non ?
— Je donnerais ma vie pour sauver la sienne !
— Alors je vais te faire faire des économies, fiston. Viens avec moi.
Je l’entraîne jusqu’à la chambre où gît Kelbel 69 deux fois. En apercevant le cadavre de son maître, le valet pousse des cris et verse des larmes en se lacérant la poitrine de ses ongles.
Je lui désigne la bague dont le chaton est ouvert.
— Il s’est empoisonné pour éviter le scandale, fais-je. Si tu es coopératif, je te promets que sa mémoire sera préservée, sinon c’est le gros bigntz dans la presse et son suicide n’aura servi à rien.
Je le laisse lamenter encore. Dans son pays, ça se pratique couramment. Il y a les professionnels de la larme, des gars qui ont leur licence de pleureur et qui sont inscrits au registre du commerce. Certains, même, se constituent en S.A.R.L. (société à rendement lacrymal, ça veut dire) pour avoir droit de faire figurer les oignons sur leurs frais généraux.
Quand il a poussé trente-six cris, cent vingt-deux plaintes et mille quatre cent quarante soupirs, je le réagis[52].
— Bon, maintenant que tu t’es déchargé les glandes, gars, on va discuter. Reprenons ma question initiale. Qu’est-ce que la dénommée Hildegarde avait à faire avec Kelbel ?
— Le père de Mlle Hildegarde était un ami de Sa Majesté. A la chute du Troisième Reich il s’est réfugié au Jtempal où il est mort quelques années plus tard au cours d’une chasse à l’azalée carnivore[53].
— Et alors ? demandé-je après un bout d’instant de méditation.
— Quand Sa Majesté a été chassée du Jtempal par la révolution, elle a reçu ici la visite de Mlle Hildegarde qui tenait à lui exprimer sa gratitude pour ce qu’elle avait fait à son père.
— Quelle est le nom de famille d’Hildegarde ?
— Heinstein !
Je bondis.
— Tu veux dire qu’elle est la femme du zig blond qu’on a refroidi ?
— Non, sa sœur !
— Qu’est-ce qu’ils maquillaient ensemble, les joyeux frangins ?
Le Levantin a un geste indécis.
— Ils aidaient Sa Majesté.
— A quoi fiche ?
— Je ne suis pas au courant.
— Prends garde ! menacé-je, c’est pas le moment de me bluffer !
— Je vous fais observer que j’étais seulement le maître d’hôtel de Sa Majesté, pas son confident, riposte le valet qui se tient à carreau, comme un valet sur quatre.
— Il y a longtemps que Frank s’était joint à Hildegarde ?
— Il venait d’arriver d’Afrique du Nord. J’ai cru comprendre que Mlle Hildegarde avait besoin de lui pour des tâches importantes…
Je devine lesquelles. Liquidation ! Il lui fallait de la main-d’œuvre sérieuse à Hilde pour régler ses comptes. Un expert-comptable du meurtre, en somme !
Ça m’a l’air d’une drôle de famille, les Heinstein, avec le papa chef nazi et les bons enfants trucideurs.
Je biche le valet par son revers et le décolle de terre.
— Comment t’appelles-tu, fils d’hyène ?
— Ramsès Dheû, bredouille-t-il.
— Pour un zig qui n’est, prétend-il, que maître d’hôtel, Ramsès, tu ne répugnes pas aux basses œuvres, camarade. Tout à l’heure, tu nous as bel et bien enfermés, mon pote et moi, dans la chambre à gaz !
— Sur l’ordre de Sa Majesté. Sa Majesté m’a prévenu que vous étiez des hommes de main, à la solde du nouveau gouvernement jtempalien. Nous étions toujours sur le qui-vive.
— C’est toi qui as averti Heinstein ?
— Non : Sa Majesté.
— Et que devait-on faire de nous ?
— Je l’ignore.
Les ébats des Béru ont pris fin et l’on entend la voix claironnante du Gros entonner la Marche des Matelassiers. Ce qui, chez lui, est signe de liesse. Effectivement, la porte s’ouvre sur un Alexandre-Benoît euphorique, réjoui, apaisé. Un Béru rassuré. Un Béru épongé. Un Béru sûr de son destin et qui, en retrouvant sa femme, a retrouvé sa pleine confiance en la vie. Il est en slip et, par un accroc dudit, on aperçoit sa brûlure cloqueuse, son tatouage ravagé dont les caractères se gondolent.
— ’scuse-moi, pour l’entracte, murmure-t-il, j’avais deux mots à dire à Berthe.
— Entre deux mots, faut toujours choisir le moindre, réponds-je.
Il fronce les sourcils en découvrant le prince clamsé.
— C’est toi qui lui as fait passer le goût du caviar, San-A. ?
— Penses-tu. Monseigneur a eu un coup de cafard.
— Et sa couronne était plus là pour amortir le choc, gouaille l’Enflure.
Visiblement il ne me croit pas. Je renonce à le convaincre car le temps presse.
— Maintenant, dis-je au larbin, tu vas m’allonger l’adresse de Fräulein Hildegarde, et que ça saute !
— Je ne la connais pas !
— Son téléphone alors !
— Je ne l’ai pas non plus !
— Et çui-là, tu l’as, oui ou non ? rugit le Gravos en filant un coup de pompe dans le postère de notre homme.
Le Levantin se masse le train d’afauteuillage[54].
— Regardez dans le carnet d’adresses de Sa Majesté, conseille-t-il piteusement.
Le cabinet de travail de sa défunte Majesté est de style Louis XVI, ce qui est tout indiqué pour un prince déchu. Par contre, son Hermès, lui, est d’époque contemporaine. Je le trouve d’autant plus aisément qu’il est posé sur le bureau, bien en évidence, comme s’il attendait que la main san-antonienne vienne le cueillir tel un fruit mûr.
Avec vitesse, précipitation, frénésie et anxiété je l’ouvre à la lettre « H ».
Je n’y trouve aucun nom, mais, par contre, deux initiales : H.H. Ça ne voudrait-t’y pas dire Hildegarde Heinstein, ça ? H.H., les initiales du bonheur. J’ai idée qu’à partir de dorénavant, tout le bonheur risque d’être pour moi. En regard des deux lettres il y a un numéro de téléphone ELY. 50–61.
Je devrais peut-être pas le faire, mais tant pis, quand on commence à avoir la rate au court-bouillon, on ne prend plus de précautions. C’est l’histoire du zig qui rentre chez lui après plusieurs mois d’absence, il va pas attendre l’ouverture des pharmacies pour se jeter sur Bobonne.
Je compose le numéro en question. Peu m’en chaut[55] des conséquences. Me v’là inspiré, les gars. J’ai les cellules parfaitement oxygénées. Berthe vit, Odile vit et je ne l’aime plus, ce qui me donne sur tous les tableaux ce sentiment d’absolue libération sans lequel l’homme d’action ne peut pas actionner convenablement.
Quel égoïste je fais, tout de même ! Mea culpa, comme disait un latiniste qui ne voulait pas se laisser sodomiser. L’égoïsme, c’est le vrai fossé qui sépare l’homme de la bergère. Ça commence après le repas du dimanche, quand l’épouse se tape la vaisselle tandis que son matou visionne sports-dimanche. Un univers, ça représente ! C’est son égoïsme naturel qui a permis au mâle de dominer la femelle. La femme console et cajole l’homme qui pleure. Et l’homme se contente de grogner à la femme qui pleure : « Oh, non, chiale pas, je t’en prie.Pourquoi ? Parce qu’un chagrin de femme le dérange, comme le dérange une maladie de femme. Il a le monopole de la peine et de la souffrance comme il a le monopole des décisions, l’homme. En vertu de cette grande vérité, croyez-moi, mes amigos, le plus moche des conditions masculines, c’est d’être le mari de la reine d’Angleterre.
Ça zonzonne à l’autre bout. Deux fois, trois fois… Pas de réponse… Trop tard, Hildegarde est partie, comme annoncé par Berthe. J’attends encore un brin. Ça carillonne cinq fois, ça carillonne, six fois, puis sept, et huit[56] ! Ça carillonne neuf fois et c’est au moment que s’amorce la dixième, au moment où je vais raccrocher qu’on dépote le combiné et qu’une voix de femme, rauque mais veloutée, basse mais claire, froide mais mélodieuse déclare :
— Allô ! j’écoute…
En réalité, biscotte l’accent, elle a dit textuellement : « Hhhhallô ! ch’écoute ».
Est-ce l’organe d’Hildegarde ? A cette idée, mon battant se met à carillonner lui aussi.
— Ici, Ramsès Dheû, le maître d’hôtel de Sa Majesté, je chuchote en m’efforçant d’adopter l’accent du domestique, pourrais-je parler à Mlle Heinstein, de la part de Sa Majesté ?
Un bref silence. Puis la voix murmure.
— Raccrochez, je vous prie, on va vous rappeler.
Déclic. Je repose l’appareil. Une drôle de petite méfiante, cette sœur ! Elle ne laisse rien au hasard. J’attends, me demandant si je ne lui ai pas mis la puce à l’oreille. Peut-être ces gens avaient-ils un code pour s’appeler, un mot de passe ? Heureusement, la sonnerie ouatée du biniou retentit. Je me hâte de décrocher.
— Ici, Ramsès Dheû, dis-je. C’est Mademoiselle ?
— Que voulez-vous ? telle est la réponse laconique.
— Il vient d’arriver malheur à M. Heinstein, débité-je à l’amazone…
The silence ! Ça point-d’interrogationne dans l’écouteur. Est-ce l’émotion qui la rend muette, on bien se gaffe-t-elle d’un coup d’arnaque ? Qui vivra verrat (comme disait une truie de mes relations). Puisque me v’là lancé, je continue :
— Je ne sais pas si Mademoiselle est au courant, pour ces deux policiers déguisés en femmes ? M. Heinstein devait s’en charger. Mais ils n’étaient pas endormis et l’un d’eux a poignardé M. Heinstein. Nous sommes tous intervenus et nous avons pu les maîtriser, seulement dans la bataille Sa Majesté a été sérieusement blessée. Il faudrait un médecin. Je ne sais que faire…
La voix se décide enfin à se manifester.
— Ne faites rien, nous arrivons !
53
Fleur féroce qui pousse dans le Jtempal oriental et dont la morsure cause la mort par blocage des voies urinaires.
56
Je ne serais pas un écrivain honnête, je pourrais facilement aller jusqu’à douze mille huit cent treize sonneries pour faire du remplissage. Ça me donnerait un chapitre de sonneries au lieu du chapitre de conneries que vous attendez !