— Je vous fais observer que j’étais seulement le maître d’hôtel de Sa Majesté, pas son confident, riposte le valet qui se tient à carreau, comme un valet sur quatre.
— Il y a longtemps que Frank s’était joint à Hildegarde ?
— Il venait d’arriver d’Afrique du Nord. J’ai cru comprendre que Mlle Hildegarde avait besoin de lui pour des tâches importantes…
Je devine lesquelles. Liquidation ! Il lui fallait de la main-d’œuvre sérieuse à Hilde pour régler ses comptes. Un expert-comptable du meurtre, en somme !
Ça m’a l’air d’une drôle de famille, les Heinstein, avec le papa chef nazi et les bons enfants trucideurs.
Je biche le valet par son revers et le décolle de terre.
— Comment t’appelles-tu, fils d’hyène ?
— Ramsès Dheû, bredouille-t-il.
— Pour un zig qui n’est, prétend-il, que maître d’hôtel, Ramsès, tu ne répugnes pas aux basses œuvres, camarade. Tout à l’heure, tu nous as bel et bien enfermés, mon pote et moi, dans la chambre à gaz !
— Sur l’ordre de Sa Majesté. Sa Majesté m’a prévenu que vous étiez des hommes de main, à la solde du nouveau gouvernement jtempalien. Nous étions toujours sur le qui-vive.
— C’est toi qui as averti Heinstein ?
— Non : Sa Majesté.
— Et que devait-on faire de nous ?
— Je l’ignore.
Les ébats des Béru ont pris fin et l’on entend la voix claironnante du Gros entonner la Marche des Matelassiers. Ce qui, chez lui, est signe de liesse. Effectivement, la porte s’ouvre sur un Alexandre-Benoît euphorique, réjoui, apaisé. Un Béru rassuré. Un Béru épongé. Un Béru sûr de son destin et qui, en retrouvant sa femme, a retrouvé sa pleine confiance en la vie. Il est en slip et, par un accroc dudit, on aperçoit sa brûlure cloqueuse, son tatouage ravagé dont les caractères se gondolent.
— ’scuse-moi, pour l’entracte, murmure-t-il, j’avais deux mots à dire à Berthe.
— Entre deux mots, faut toujours choisir le moindre, réponds-je.
Il fronce les sourcils en découvrant le prince clamsé.
— C’est toi qui lui as fait passer le goût du caviar, San-A. ?
— Penses-tu. Monseigneur a eu un coup de cafard.
— Et sa couronne était plus là pour amortir le choc, gouaille l’Enflure.
Visiblement il ne me croit pas. Je renonce à le convaincre car le temps presse.
— Maintenant, dis-je au larbin, tu vas m’allonger l’adresse de Fräulein Hildegarde, et que ça saute !
— Je ne la connais pas !
— Son téléphone alors !
— Je ne l’ai pas non plus !
— Et çui-là, tu l’as, oui ou non ? rugit le Gravos en filant un coup de pompe dans le postère de notre homme.
Le Levantin se masse le train d’afauteuillage[54].
— Regardez dans le carnet d’adresses de Sa Majesté, conseille-t-il piteusement.
Le cabinet de travail de sa défunte Majesté est de style Louis XVI, ce qui est tout indiqué pour un prince déchu. Par contre, son Hermès, lui, est d’époque contemporaine. Je le trouve d’autant plus aisément qu’il est posé sur le bureau, bien en évidence, comme s’il attendait que la main san-antonienne vienne le cueillir tel un fruit mûr.
Avec vitesse, précipitation, frénésie et anxiété je l’ouvre à la lettre « H ».
Je n’y trouve aucun nom, mais, par contre, deux initiales : H.H. Ça ne voudrait-t’y pas dire Hildegarde Heinstein, ça ? H.H., les initiales du bonheur. J’ai idée qu’à partir de dorénavant, tout le bonheur risque d’être pour moi. En regard des deux lettres il y a un numéro de téléphone ELY. 50–61.
Je devrais peut-être pas le faire, mais tant pis, quand on commence à avoir la rate au court-bouillon, on ne prend plus de précautions. C’est l’histoire du zig qui rentre chez lui après plusieurs mois d’absence, il va pas attendre l’ouverture des pharmacies pour se jeter sur Bobonne.
Je compose le numéro en question. Peu m’en chaut[55] des conséquences. Me v’là inspiré, les gars. J’ai les cellules parfaitement oxygénées. Berthe vit, Odile vit et je ne l’aime plus, ce qui me donne sur tous les tableaux ce sentiment d’absolue libération sans lequel l’homme d’action ne peut pas actionner convenablement.
Quel égoïste je fais, tout de même ! Mea culpa, comme disait un latiniste qui ne voulait pas se laisser sodomiser. L’égoïsme, c’est le vrai fossé qui sépare l’homme de la bergère. Ça commence après le repas du dimanche, quand l’épouse se tape la vaisselle tandis que son matou visionne sports-dimanche. Un univers, ça représente ! C’est son égoïsme naturel qui a permis au mâle de dominer la femelle. La femme console et cajole l’homme qui pleure. Et l’homme se contente de grogner à la femme qui pleure : « Oh, non, chiale pas, je t’en prie.Pourquoi ? Parce qu’un chagrin de femme le dérange, comme le dérange une maladie de femme. Il a le monopole de la peine et de la souffrance comme il a le monopole des décisions, l’homme. En vertu de cette grande vérité, croyez-moi, mes amigos, le plus moche des conditions masculines, c’est d’être le mari de la reine d’Angleterre.
Ça zonzonne à l’autre bout. Deux fois, trois fois… Pas de réponse… Trop tard, Hildegarde est partie, comme annoncé par Berthe. J’attends encore un brin. Ça carillonne cinq fois, ça carillonne, six fois, puis sept, et huit[56] ! Ça carillonne neuf fois et c’est au moment que s’amorce la dixième, au moment où je vais raccrocher qu’on dépote le combiné et qu’une voix de femme, rauque mais veloutée, basse mais claire, froide mais mélodieuse déclare :
— Allô ! j’écoute…
En réalité, biscotte l’accent, elle a dit textuellement : « Hhhhallô ! ch’écoute ».
Est-ce l’organe d’Hildegarde ? A cette idée, mon battant se met à carillonner lui aussi.
— Ici, Ramsès Dheû, le maître d’hôtel de Sa Majesté, je chuchote en m’efforçant d’adopter l’accent du domestique, pourrais-je parler à Mlle Heinstein, de la part de Sa Majesté ?
Un bref silence. Puis la voix murmure.
— Raccrochez, je vous prie, on va vous rappeler.
Déclic. Je repose l’appareil. Une drôle de petite méfiante, cette sœur ! Elle ne laisse rien au hasard. J’attends, me demandant si je ne lui ai pas mis la puce à l’oreille. Peut-être ces gens avaient-ils un code pour s’appeler, un mot de passe ? Heureusement, la sonnerie ouatée du biniou retentit. Je me hâte de décrocher.
— Ici, Ramsès Dheû, dis-je. C’est Mademoiselle ?
— Que voulez-vous ? telle est la réponse laconique.
— Il vient d’arriver malheur à M. Heinstein, débité-je à l’amazone…
The silence ! Ça point-d’interrogationne dans l’écouteur. Est-ce l’émotion qui la rend muette, on bien se gaffe-t-elle d’un coup d’arnaque ? Qui vivra verrat (comme disait une truie de mes relations). Puisque me v’là lancé, je continue :
— Je ne sais pas si Mademoiselle est au courant, pour ces deux policiers déguisés en femmes ? M. Heinstein devait s’en charger. Mais ils n’étaient pas endormis et l’un d’eux a poignardé M. Heinstein. Nous sommes tous intervenus et nous avons pu les maîtriser, seulement dans la bataille Sa Majesté a été sérieusement blessée. Il faudrait un médecin. Je ne sais que faire…
La voix se décide enfin à se manifester.
— Ne faites rien, nous arrivons !
4
PAYEZ ET EMPORTEZ !
Vous avez lu le Martyre de l’Obèse ?
Non, je ne pense pas. Béraud, c’est râpé, passé de mode, passé de monde. La littérature de papa ! Ils sont une tripotée de gloires d’avant-guerre (la provisoirement dernière) à avoir disparu.
56
Je ne serais pas un écrivain honnête, je pourrais facilement aller jusqu’à douze mille huit cent treize sonneries pour faire du remplissage. Ça me donnerait un chapitre de sonneries au lieu du chapitre de conneries que vous attendez !