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Sauf Céline qui monte, qui monte, et qui n’en finira pas de grimper, parce que lui, il a fait mieux qu’écrire des livres : il a inventé le cri littéraire.

Les autres ? Giraudoux, Gide, et déjà Cocteau, et bientôt Mauriac, et presque Claudel, du passé, dépassés, aux archives ! On les met à mijoter dans des limbes. Un jour, plus tard, ils referont peut-être surface ; c’est pas sûr. Ça dépendra d’un tas de facteurs et de leur manière de sonner. La littérature, c’est un flot qui change de couleur, de vitesse, de débit selon la géographie du temps. Y a des écrivains de guerre, des écrivains de paix, des écrivains de pets (comme moi) et des philosophes. Les philosophes, on les perpétue en fac, mais les honnêtes tisseurs de phrases, les scrupuleux pisseurs de copie, on peut pas se douter combien la mort leur est fatale. En même temps que leurs glorieuses dépouilles, c’est leurs œuvres qu’on inhume. Leurs vers aussi ont des vers. Bon, pour vous en revenir, le Martyre de l’Obèse, qu’est-ce que c’est ? L’histoire d’un gros mec qui convoite une dame. Il se meurt d’amour pour elle, mais comme il est bourré de graisse elle lui refoule les ardeurs, la mâtine, jusqu’à ce qu’un beau matin elle se file au pageot, jambes ouvertes en lui disant « Tiens, mon gros, sois heureux ! ». Il est abominablement commotionné, le martyr. Ça lui coupe ses effets, ses envies, ses ardeurs, ses désirs, ses sentiments. Black-out total. L’obèse n’obèse pas. Tragique ! Pourquoi ce préambule ? Parce que je pense au cas du martyre de l’obèse en attendant la venue d’Hildegarde. Voilà une fille qui occupe toutes mes pensées depuis deux jours. Elle me hante, elle m’obnubile, me débilite. Je la cherche frénétiquement dans tout Paname. Je donnerais quinze jours de votre vie pour lui mettre la main dessus. J’en ai le cervelet qui tourne en moelle, qui fait l’œuf coque… Mon crâne, c’est un melon trop mûr quand je pense à elle. Et puis le miracle se produit. Elle va arriver. Je l’attends ! Vous entendez bien ? JE L’ATTENDS ! Ça devrait me galvaniser, me transporter, m’exubérer. Eh ben non, mes filles. Je tire-bouchonne du bulbe au contraire. Je ressens une mystérieuse tristesse, celle des aboutissements. S’assouvir, c’est le plus horrible de l’existence. Beau et navrant comme le tourbillon final du feu d’artifice, quand ça tournoie, quand ça pétarade en rouge, en bleu, en jaune dans les hautes altitudes. Tout s’embrase, tout devient apothéose, c’est-à-dire finale. Le finale d’une revue à grand spectacle ? Lugubre ! Ça transporte, certes, mais pour vous laisser tomber de plus haut.

Hildegarde, je vais la connaître. Belphégor, un peu… La jonction si ardemment souhaitée va s’opérer. La jonction crée l’orgasme ? Que non point ! Elle est source de mélancolie, génératrice de regrets indécis. Ah ! méandres de mon âme, parviendrai-je à vous suivre jusqu’au bout du labyrinthe ?

Je prépare l’opération, comme le regretté Dillinger préparait le braquage d’une banque, et Napoléon la capture du soleil d’Austerlitz. Faut que tout soit réglé, qu’il n’y ait pas de faille, pas de fausse manœuvre. On a bouclé le diplomate, son julot et les radasses dans la chambre du fond, sous la surveillance de dame Berthe et de gente Odile.

On a entreposé le cadavre du prince et le domestique espago sérieusement abîmé dans le grand salon. Voilà une nouvelle manière de faire le ménage. Restent trois pions de manœuvre sur l’échiquier. Le plus important : San-Antonio (merci, j’ai les chevilles bandées) ; le second, Bérurier, le troisième, Ramsès Dheû, c’est le plus délicat. Nous avons besoin de son concours. C’est lui qui va devoir introduire Hildegarde dans l’appartement. Je le sermonne bien. A ma manière, évidemment.

— Si tu joues franco, mon bonhomme, parole d’homme je te laisse faire ta valise et filer tout de suite après. Sinon, c’est la prison, le déshonneur, le blason du prince souillé.

— Sans compter une tronche au cube ! complète Bérurier en faisant virevolter ses gros poings.

Toujours en slip, l’Eminence. Il a donné sa belle robe à sa femme qui en avait envie. Leur cadeau de retrouvailles !

— Toi, Béru, décidé-je, tu vas te planquer dans le hall, il y a précisément une tenture derrière laquelle tu pourras te dissimuler et surveiller le comportement de Ramsès. S’il bronche, s’il dit un mot de travers, s’il adresse une mimique à la dame, tu l’assaisonnes d’un coup d’arquebuse, vu ?

Je lui tends un revolver trouvé sur Heinstein. Le Mastar en vérifie le chargeur et le cran de sûreté.

— Banco ! lance-t-il sobrement.

Puis, promenant le canon de l’arme sous le nez du maître d’hôtel, il susurre :

— M’oblige pas de déboucher le flacon, esclave, vu que Buffalo Bill n’était qu’une mazette, à côté de moi. Je te faufile une dragée dans le temporal avant que t’aies eu le temps de compter jusqu’à un.

— Lorsqu’on sonnera, poursuis-je à l’adresse du Levantin, tu iras ouvrir et tu conduiras Hildegarde dans le dressing-room jusqu’au cadavre de son frangin. Alors j’interviendrai.

Me tournant vers le Gros, j’enchaîne :

— Quand tu m’entendras parler, tu te pointeras pour couper la retraite. Si Mlle H.H. t’oblige à défourailler — faut tout envisager — ne lui bascule surtout pas une prune dans le vital, j’ai coûte que coûte besoin d’avoir une conversation avec elle.

— Lu et approuvé, tranche mon vaillant camarade.

Il doctorise :

— Je réalise parfaitement le sérieux du travail, San-A. Y aura pas de bavures ce en quoi me concernant.

Il ne nous reste plus qu’à attendre…

Attendre, penser à autre chose pour mieux se concentrer le moment venu. Le Gros est assis près de sa tenture. Le larbin a pris place dans un fauteuil du hall et moi dans un autre, face à lui.

Le Martyre de l’Obèse…

Il l’était un peu, obèse, Béraud. Une solide fourchette ! Seulement y a qu’un truc qu’il a pas pu digérer : les Anglais. Pas tellement pétainiste dans le fond mais anglophobe ! C’est pire. Pétain, maintenant, ça boume. Il retrouve ses couleurs d’Epinal. On l’aménage en attendant de lui déménager la dépouille à Douaumont. L’Histoire, avec les années, elle s’éclaire au néon. Faut toujours qu’elle prenne sa signification avec vingt-cinq piges de retard, celle-là. Dommage pour ceux qui la fabriquent. C’est des pépiniéristes qui plantent pour un futur auquel ils ne participeront pas. On ne fabrique un présent confortable qu’en bricolant le passé. C’est tellement malléable, le passé. Bourré de cartes biseautées. On lui dégage à volonté l’as de pique on la dame de cœur, le roi de trèfle ou le valet de carreau. Un mec s’en donnerait la peine, le docteur Petiot, il en ferait Jeanne d’Arc et de Wiedmann le docteur Schweitzer. Le temps viendra qu’on gueulera « Vive Hitler !je prophétise énergiquement.

Vive… A bas… Les deux uniques formules de l’Histoire, cette roulure, cette pétasse ! Vive… A bas ! Ses pulsations ! Y a jour de Vive et jour d’à bas, comme chez les tripiers !

Ça fait tantôt une demi-plombe qu’Hildegarde a annoncé sa venue. Je commence à me demander si elle radinera, lorsque le timbre mélodieux de l’entrée retentit. Je me dirige à pas de léopard[57] vers le dressing-room, non sans avoir, du geste et du péremptoire, rappelé à mes deux équipiers les rôles qu’ils ont à jouer. Fissa, je m’introduis dans la penderie, m’y tapis et retapisse l’entrée de la petite pièce. Je vous jure que j’ai le guignol en chamade, les gars ! Ça se trémousse vilain dans ma région cardio-vasculaire.

Je perçois la voix levantine du Levantin qui murmure :

— Par ici !

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57

Toujours à pas de loup, ça finit par faire concert.