Donc, les poulets près de la chignole d’Heinstein… Un poème ! Homérique ! je fais mine de rajuster ma fourrure sur le perron et je virgule un coup de périscope hâtif. La rue est à sens unique. Par conséquent, si Hildegarde a repéré les matuches, elle a continué son chemin. Si elle poireaute, ça ne peut qu’être dans le sens du dégagement… Je tourne à droite et m’éloigne du Seigneurial à petits pas, sondant de mon œil acéré l’intérieur des automobiles en stationnement.
Je m’en farcis une bonne douzaine et j’approche du bout de la rue Tilante. Me suis-je gouré ? Des fois que je gamberge à côté de la montre, après tout ! On se fait des berlues dans notre job. Suffit qu’on ait mis dans le mille à plusieurs reprises pour se croire détenteur d’un pouvoir magique. L’homme, il se prend vite pour la fée Marjolaine.
J’atteins l’extrémité de la rue sans avoir repéré de déesse blonde dans une guinde. Je suis vexé. Déçu, mais surtout vexé. Me v’là dans l’avenue du Président-Harouaména-Chouïa-Barka[58], large et silencieuse.
Les bagnoles sont parquées en épis dans la contre-allée, semblables à des bêtes de somme dans une immense étable.
J’oblique à droite, me disant que si j’étais automobiliste et que j’atteigne l’extrémité de la rue Tilante, c’est à droite que je tournerais. Objectez-moi que malgré ma robe, je n’ai pas une psychologie féminine et vous aurez bien raison. Je descends l’avenue puisqu’elle est en pente et que j’ai fait mienne la devise des Savoyards : « Nos cœurs vont où coulent nos rivières.J’examine en vitesse une théorie de chignoles lorsque mon attention est attirée par un nuage de fumée qui s’échappe d’une Porsche rangée quelques mètres plus loin. Une vitre du véhicule est légèrement baissée, malgré le froid, pour permettre l’évacuation de la fumée d’un… fumeur. Ce fumeur serait-il une fumeuse ? A cette perspective, c’est mon cerveau qui fume ! Nous fûmes bien inspirés ! Par la vitre de la lunette arrière j’aperçois une chevelure blonde. Hildegarde ! Je sors délicatement le zigomar à bastos de mon corsage. Je l’assure bien in my hand (l’anglais, c’est comme les radis, ça vous revient toujours), m’appliquant à le dissimuler sous ma fourrure. Je décide de la coiffer côté passager. Je me filerais bien un petit coup de gnole avant de jouer ma grande scène du trois. Ne serait-ce qu’une lampée de cette horrible whisky qu’on picole dans les lunchs de mariage — et qui ne provient même pas des plus modestes Uniprix. Je marche, tortillant du fignedé pour faire vrai. Ma main gauche se balance le long de mon flanc. Me v’là à la hauteur de la portière. En un éclair j’ai biché la poignée et ouvert. Ça sent le parfum riche, la fumée blonde, la jolie fille…
— Hildegarde, me voici ! clamé-je en bondissant, pistolet braqué, à l’intérieur du véhicule.
C’est elle, elle tout à fait elle ; elle, en plein ! elle, pour de bon ; elle, comme je l’imaginais ; elle, comme je l’espérais. Elle, à n’en plus pouvoir ! Superbe, racée, bouleversante, ensorcelante, excitinge, sensuelle, troublante, irréelle, suave, grisante, merveilleuse, foudroyante, à croquer !
Elle a les plus beaux yeux du monde, la plus belle bouche du monde, les plus beaux cheveux du monde, la plus belle peau du monde ! Ses ondes vous papouillent, son odeur vous chavire, son regard vous liquéfie. On a envie de la prendre dans ses bras, de fermer les lampions, de promener son nez sur son corps, d’y promener ses lèvres, d’y promener son batifoleur à contrepoids. On voudrait plaquer toute la surface de sa peau sur la surface de la sienne. Adhérer sans restriction, sans rater une molécule de cette fille. On rêve de devenir timbre-poste, voire, à la rigueur, de quittance, et se coller à elle après s’être fait humecter la gomme par sa langue. On paierait une fortune pour un salivage total.
Ma fulgurante irruption dans sa Porsche l’a à peine troublée. Un self-contrôle pareil, y a plus que les fakirs de l’Inde mystérieuse qui possèdent le même.
Elle me considère comme si j’étais une simple paire de godasses dans la vitrine de chez Clarence. En daim ! Je me sens devenir daim sous ce regard lucide et froid.
— Police ! m’efforcé-je d’articuler. Tout est fini, ma jolie. Votre frangin est mort, le prince est mort, votre blonde amie arrêtée. Ça se termine comme dans du Shakespeare, par le fer et le poison. C’est une hécatombe générale. Vous allez maintenant devoir rendre compte de vos actes, emphasé-je.
Un peu pompelard, hein ? On voit que je suis troublé. J’ai sûrement les yeux en branches de sapin. Elle s’en rend compte. Un sourire ténu flotte devant elle, comme dessiné sur un calque et plaqué sur son visage immobile. Un sourire en surimpression, quoi !
Elle me fait songer à ces étranges, à ces mystérieux visages peints par Fra Angelico, le peintre des anges.
— Bon Dieu, ce que vous êtes belle ! soupiré-je. J’aimerais tellement mieux vous emmener passer un week-end chez Carrère à Montfort-l’Amaury plutôt qu’à la Maison Parapluie.
Je finis d’exhaler mon soupir.
— Cela dit, mignonne, réagis-je, vous allez mettre gentiment votre voiture en marche et nous conduire jusqu’au quai des Orfèvres.
Jusqu’alors, elle n’a pas proféré le moindre mot. On dirait qu’elle se fout éperdument de ce qui arrive et de ce que je lui bonnis.
Avec pourtant une déroutante docilité, Hildegarde actionne sa clé de contact. Vous l’avouerai-je ? Ça me tracasse le subconscient, de la voir aussi passive ; je me dis que c’est pas dans les manières d’une fille qui liquide son prochain sans broncher et kidnappe les gens avec la plus rare témérité. Ça cache des manigances. Ça fait redouter des coups fourrés bien fourrés, des arnaqueries de classe, des combines inspirées de James Bond.
— Je tiens à vous préciser, Hildegarde, qu’à la moindre alerte je défouraille, quel que soit le regret que j’en éprouverai par la suite ! précisé-je en relevant le museau de mon feu. J’ai horreur d’allumer des dames, surtout quand elles sont aussi baths que vous, mais chez moi le sens du devoir passe tous les autres (et Dieu sait cependant si les autres sont au point).
Elle ne dit rien, démarre.
— Vous connaissez le chemin ? Direction la Seine ! Ensuite vous la remontez jusqu’au Pont-Neuf.
Elle roule calmement. Ses mains sont posées sur le volant avec grâce. Elle porte un ciré noir, brillant, qui exalte sa blondeur et le ton ocré de sa peau. Un bonnet de fourrure noir gît sur la banquette arrière. J’en vois, parmi vous qui chuchotent à l’oreille de leur voisin : « Mais pourquoi diantre cet idiot de San-A. emmène-t-il Miss Meurtre à la baraque Poulardin au lieu d’aller récupérer le Gros et l’autre frangine ?Vous êtes trop cartésiens pour être heureux, les gars ! Ça finira par vous jouer des tours, des contours et des tours de con. Un de ces quatre, à force de vouloir connaître le comment et le pourquoi de toute chose, vous finirez pas vous demander si vous êtes intelligents et vous vous retrouverez vite dans des abîmes de tristesse. Enfin, je vais tout de même vous rencarder bien que j’aie aucun compte à vous rendre… J’agis de la sorte car ma principale préoccupation est d’isoler les deux souris. Eviter dorénavant tout contact entre elles avant la grande confrontation.
58
Surnommé le Libérateur. C’est lui qui a remplacé les flèches au curare par des flèches Eurêka à bout caoutchouté et qui posa pour cette affiche de Banania qui fit tant pour l’indépendance des peuples africains.