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Je ne perds pas une fraction de seconde ma prisonnière de vue. Elle pilote à moyenne allure, avec beaucoup de calme et de sûreté. Pas le genre de frangine qui conduit au frein, vous donnant l’impression de voyager dans un fauteuil à bascule…

— Je suis certain que nous allons avoir une longue, une très longue conversation, vous et moi, Hildegarde…

Comme elle ne moufte toujours pas, ça m’agace et je lui dis :

— D’ordinaire, les femmes sont d’un naturel bavard. Je n’ai pas encore entendu le son de votre voix, ça ne vous ennuierait pas de prononcer quelques mots, n’importe lesquels, pour que je puisse déguster l’organe. Au téléphone, tout à l’heure quand je jouais le domestique, votre accent m’ensorcelait…

Elle m’adresse un nouveau regard, suivi d’un sourire plus appuyé.

— Rien ne presse, me dit-elle, nous allons avoir le temps de parler…

— C’est vrai, conviens-je, vous avez tellement de trucs à m’apprendre.

Je voudrais commencer à lui faire raconter sa vie, histoire de se mettre en langue, lorsqu’elle m’interrompt :

— Pourrais-je avoir une autre cigarette ?

— Ce serait avec beaucoup de volontiers, ma jolie, mais j’ai oublié mon sac à main au vestiaire.

Elle s’anime quelque peu.

— Vous êtes drôle, en travesti. Je vous préfère habillé en homme.

— Car, bien entendu, vous me connaissiez ?

— Depuis deux jours j’ai eu l’occasion de vous apercevoir.

Elle revient à son envie de fumer initiale.

— Il y a des cigarettes dans la boîte à gants, vous me permettez d’en prendre une ?

— Doucement ! m’écrié-je, comme déjà elle avance la main. Je crains les feintes, douce amie. Je vais vous la donner et même vous l’allumer personnellement.

J’actionne de ma main droite le trappon de la boîte à gants après avoir fait passer le revolver dans ma main gauche.

Elle a un léger haussement d’épaules qui veut dire à peu près : « Pauvre cloche de sale poulet ! »

— Où sont-elles, vos sèches, ma belle ? je demande, ne sentant aucun paquet de cousues sous mes doigts.

— Au fond.

Ma paluche s’engage plus avant. Je veux pas vous faire marrer, mais je ressens une étrange langueur morose tout à coup. Cela se nomme l’intuition, mes fils. J’ai l’obscur sentiment que quelque chose ne tourne pas rond rond rond.

— Je ne…, commencé-je.

J’en dis pas plus. J’éprouve une douleur aiguë sur le tranchant de la pogne. Ça m’a piqué violemment. Je retire ma main et j’avise une grosse goutte de sang.

D’instinct je regarde l’intérieur de la boîte à gants. Dans le fond de la niche une aiguille est dardée, qui scintille doucement à la lueur de l’éclairage extérieur. Pas le temps de me demander si elle contient du curare ou du cochon. Un balancement vertigineux s’opère à l’intérieur du gars Bibi, fils unique, choyé et préféré de Félicie, ma brave femme de mère. Le monde devient opaque. Dans un halo orangé, qui vite tourne au gris, je vois s’élargir le perfide sourire de Mlle Hildegarde Heinstein.

Elle a été plus forte que moi.

Elle m’a possédé magnifiquement.

Peut-être bien que je vais clamser[59]. Si c’est le cas, pour la Saint-Ballot, n’oubliez pas de fleurir ma tombe !

Je rêve que je me balade dans un jardin plein de citronniers. Y a du soleil, des fontaines glougloutantes… Je rouvre les vasistas. Le soleil m’aveugle. Renseignements pris, je suis couché sous une très forte ampoule. J’ai dans le bol le martèlement continu d’une sorte de tambourin, vu que mon cœur me remonte jusqu’aux tempes. Vous parlez d’une pompe refoulante ! Y a de la pression ! Je me réunis en assemblée plénière afin d’aviser sur ce qu’il convient de faire et je décide à l’unanimité de me flanquer à la verticale, histoire de voir de plus haut où je suis et ce qui s’y passe. Mais des clous, comme disent les tapissiers quand ils n’arrivent plus à tapisser contre les murs à cause de leur prostate. J’ai une chaîne aux jambes, maintenue serrée par un autre cadenas. Elle a de la méthode, Hildegarde. Je tourne la tête, ce qui me permet de constater que je me trouve dans un vaste local surmonté d’une verrière à travers les vitres de laquelle je vois la lune comme je vous vois (elle a même votre expression). Le décor est insolite, comme on dit dans les conversations choisies. D’énormes statues blanches de conception très moderne, dressent leurs volumes stylisés sur des socles de marbre… Je me souviens de ce que m’a appris mon collègue, au tubophone, tout à l’heure : le numéro de fil d’Hildegarde est celui d’une galerie. Je vous parie un coup double contre un simple d’esprit que c’est dans son repaire que la môme m’a amené après ma perte de conscience.

Les statues représentent (tant bien que mal, disons plus exactement qu’elle les suggèrent) des hommes nus, style Cro-Magnon ; des dames dodues aux tétons teutons ; des mémées momifiées aux mamelles mesquines[60] et des gamins gorgés de graisse et d’agrumes. C’est du Maillol, en moins puissant.

Un bruit de flotte (d’où évocation de fontaines dans mon rêve) se fait entendre, tout au fond du local. Quelques reptations me permettent de découvrir Hildegarde, vêtue d’une combinaison de mécano bleu ciel, en train de gâcher du ciment destiné (je le présume), à gâcher ma vie. Car, enfin, je ne vois pas ce qu’une meurtrière de son envergure pourrait faire avec du ciment frais à minuit dans un hangar près d’un flic qu’elle a enchaîné et… Mais oui, Dieu lui pardonne : dénudé ! Car je suis nu, mesdames. Nu comme un ver qui passe le conseil de révision. J’en éternue. J’en frissonne…

— Eh ! Fräulein ! l’interpellé-je, vous n’auriez pas une vieille couverture, car je sens que je vais attraper la mort, ce qui vous ôtera le plaisir de me la donner !

Elle vient à moi, ses jolies mains gantées de caoutchouc, sa frimousse criblée d’éclaboussures.

— Qu’est-ce que vous manigancez ? je lui demande en réprimant l’anxiété qui pourrait s’infiltrer dans ma voix.

— Je m’apprête à vous donner la suprême consécration, commissaire.

— C’est-à-dire ?

Elle se baisse, empoigne ma chaîne antérieure, et me hale vers le fond du local. Une statue en forme de couvercle de sarcophage repose sur le sol, face en avant. Elle est évidée en son milieu, suffisamment pour héberger le corps d’un bel athlète de mon envergure. Pas besoin de me projeter la bande-annonce pour que je me fasse une opinion sur le programme.

— Cette statue est un gisant, commissaire. Elle représente Apollon endormi. Je vais vous loger à l’intérieur et couler du ciment par-dessus. Lorsqu’il sera dur on le polira et la statue sera exposée. Peut-être un amateur éclairé l’achètera-t-il pour orner son parc ?

— Vous avez raison, murmuré-je, c’est la gloire.

Elle s’agenouille près de moi.

— Peur ? demande-t-elle.

Ses yeux luisent comme ceux d’une fauvette (féminin san-antoniesque de fauve). Elle est gourmande de sévices raffinés, Hildegarde. C’est pas la fille d’un distingué tortionnaire nazi pour rien !

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59

Je dis ça pour vous taquiner ; du moment que j’écris ce livre, vous pensez bien que je tendrai le coup au moins jusqu’au mot fin. Après, ma foi…

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60

Un jour, par inadvertance, j’ai rédigé ma déclaration d’impôts en alexandrins.