— A quoi t’est-ce tu songes, San-A. ?
— Le sais-je, mon ami ?
Moi, quand j’entreprends un bouquin d’espionnage, je vais jamais plus loin que la vingtième page. Notez que lâcher un livre à la page 20 c’est pas grave ; ce qui l’est c’est de le larguer à la page 180. Peut-être que les miens vous les moulez à cette distance, non ? Trop farfelus ! Trop abracadabrants ? Vous y fiez pas, à mes outrances, passez outre mon argot de cuisine, mes amours, on a le droit de mettre son cœur devant des miroirs déformants pour qu’il fasse moins cœur et un peu plus con, non ?
— Ce qui me fout en renaud, c’est les avatars de mon pauvre oncle Prosper ! murmure le Dodu, dents crispés. Un brave homme, un peu radin, pris comme tête de pipe par ces sauvages, c’est démoralisant, tu ne trouves pas ? Je me demande s’il a vraiment été refroidi, et par qui ?
On arrive à notre pavillon de Saint-Cloud. Tout est éteint. Félicie dort. Mais d’un sommeil si léger qu’elle allume avant que je sonne.
En me voyant dans cette blouse blanche, elle s’inquiète :
— Qu’est-ce qui t’est arrivé, mon pauvre grand ?
Le pauvre grand la rassure, invente des prétextes apaisants. Il fait bon ici. On est en sécurité. Passé la grille du jardinet, c’est l’odeur de lessive et de cire fraîche, les gentils relents d’échalotes, la touffeur de la maison heureuse où flotte une sagesse de mère attentive. La tendresse de Félicie a fini par se matérialiser. On la sent comme on sent la brise, les soirs d’été, quand la journée a été chaude et que le jour meurt dans toute sa gloire. Félicie, son amour pour moi ressemble à une brise fraîche, faite pour calmer et pour endormir.
— Pendant que je prends mon bain, téléphone à la Maison mère, Gros, des fois qu’ils auraient du nouveau de leur côté à propos de la môme. Tout à l’heure, j’ai refilé son nom de famille pour qu’ils le transmettent à Hambourg…
— Puis-je vous faire un peu de café, monsieur Bérurier ? s’inquiète M’man.
Mais le Gros dubitative :
— Trop p’aimable, Maâme, mais si vous auriez un reste de soupe ou de viande froide, je préférerais, vu que je m’ai payé des travaux de maçonnerie plutôt fatigants.
Je suis immergé à quatre-vingt-dix-huit pour cent (seuls restent hors de l’eau mon nez et ma bouche) lorsque mon ami se met à tabasser la lourde. Quand on a les portugaises dans la flotte, les bruits sont décuplés et caverneux. J’ai l’impression que le mont Blanc s’écroule ou qu’un Boeing traverse un tunnel.
— San-A. ! Ça y est !
Je chique au triton jaillissant. Une flaque d’eau bascule de la baignoire avec un bruit de crêpe ayant raté la poêle.
— Ouais ?
— Ça y est. Ils ont l’adresse de la gonzesse, près de Hambourg. Tiens-toi au bastingage, Gars, ton Hildegarde a un château !
Un avion-taxi frété d’urgence par les Services nous dépose au petit matin sur l’aéroport de Hambourg. Il fait un temps gris et blanc. Y a de la neige et les arbres givrés semblent être fabriqués avec de la pâte de verre. On voit l’Elbe, noire, frangée de glace, avec de gros bateaux mélancoliques qui déambulent au loin à travers la campagne souillée d’usines.
Une auto noire, pilotée par un grand gaillard blond, sanglé dans un long cuir noir nous attend. Il sait où nous nous rendons, car, après avoir claqué les talons et les portières, il s’installe au volant et démarre sans un mot.
On franchit des faubourgs neufs, des ponts neufs… On avance lentement à cause du verglas. C’est plein de mecs emmitouflés qui roulent à moto, de Volkswagen aux vitres embuées… Le peuple du labeur va au turf sous le halo des lampadaires pas encore éteints.
Notre voyage dure une heure. Le Gros ronfle dans le fond de la bagnole. J’ai les yeux qui me picotent. Le jour est pleinement levé lorsque nous stoppons devant la monumentale grille d’une somptueuse propriété.
A notre coup de klaxon impératif, un gardien unijambiste accourt. Il est coiffé d’une casquette à visière de cuir noir et porte une canadienne à col de mouton. Le chauffeur parlemente avec lui. L’unijambiste délourde. Notre bagnole s’engage dans une majestueuse allée bordée de sapins. Je secoue Béru.
— Allons, Gros, on arrive dans le monde !
Il grogne, bâille, mugit, s’étire, clape de la menteuse (une langue qui évoque irrésistiblement une balayette (de gogues) et se fourbit les phares pour mieux déguster le paysage.
Le château est de style Louis XIII allemand, comme me disait naguère un antiquaire. Une fois sur l’esplanade, on découvre une immense pelouse descendant en pente douce jusqu’à l’Elbe. Au loin, un kiosque à musique romantique se découpe en sombres croisillons sur la blancheur ambiante. Ne serait-ce pas la propriété de l’ex-chef nazi dont Hildegarde avait parlé à notre copain le tatoueur ? Elle décrivait les uniformes verts à parement rouges, la foule mondaine et terrible du Troisième Reich…
L’auto stoppe devant le perron. Un maître d’hôtel, prévenu par le gardien, s’empresse. Notre pilote se met à lui baragouiner. J’écoute, mais je pige trop mal l’allemand pour pouvoir suivre.
Nous pénétrons dans un immense hall où des armures bien fourbies montent une garde médiévale.
— Que dit-il ? demandé-je à notre convoyeur.
— Fräulein Hildegarde Heinstein est en voyage. Elle doit rentrer aujourd’hui…
Ils se remettent à bavasser.
Le Gros les écoute, sourcils froncés.
— Quand deux Allemands causent, on dirait toujours qu’ils s’engueulent, remarque-t-il. C’est une langue qu’a été inventée pour commander un peloton d’exécution ou pour vendre du poisson à la criée !
J’opine. Je suis surpris par l’atmosphère du lieu. Ce château évoque plutôt une clinique. J’aperçois deux chariots d’infirme sous l’escalier. Et, au premier, un type en pyjama traverse la galerie en s’aidant de béquilles.
Je frappe le dos de cuir de mon collègue hambourgeois.
— Qu’est-ce que c’est que ces voitures orthopédiques ?
Il pose la question. Le maître d’hôtel est un grand glabre, aux cheveux rares, aux traits creusés. Des rides profondes mettent sa bouche entre parenthèses et son regard est calme. Il explique des trucs que, scrupuleusement, le flic allemand nous traduit :
— Mlle Heinstein a fait un procès au gouvernement allemand et l’a gagné. Elle est rentrée en possession des biens dont on avait dépouillé sa famille à la chute du régime. Depuis lors, elle a transformé cette propriété en maison de repos où sont recueillies les victimes nécessiteuses des atrocités nazies.
On se regarde, médusés, Béru et moi. On croit être les jouets d’un mauvais rêve, comme on dit dans les romans bien chiadés.
Hildegarde, en bonne dame secourable ! Cette meurtrière, cette prostituée, consacrant ses ressources à soulager ceux que son défunt père mit à mal pendant la guerre !
— Dis donc, San-A., murmure Béru, tu crois pas qu’il y a confusionnement quant au sujet de la personne et que notre Hildegarde à nous a dû usurper l’identité de celle-là !
— Je voudrais voir une photographie de Fräulein Heinstein ! dis-je à notre mentor.