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Il transmet ma requête au chef larbin. Le maître d’hôtel s’absente et revient avec une grande photographie montrant Hildegarde (la nôtre) en maillot de bain sur une plage.

— Alors c’est une façade, bavoche Béru. Son castel aux éclopés lui sert de couvrante, Mec. Elle est mâtée, la futine[63] !

Comme dans une pièce, le téléphone sonne, le maître d’hôtel s’excuse et décroche. J’ai beau ne pas entraver la langue de Bach, je réalise immédiately et même un peu plus vite qu’il s’agit de la môme. A la façon qu’il a rectifié la position, le larbin, et qu’il s’est cassé en deux pour lancer un emphatique : « Ja woll, Fräulein ! »

Aussitôt je bondis. D’un index péremptoire, je lui fais signe de ne pas parler de notre présence ici. Curieux comme on trouve l’éloquence du geste en cas d’urgence. Il pige clairement. A peine s’il a marqué un temps d’arrêt. Mon collègue de Hambourg (les poulets de cette ville sont tous des flics hambourgeois) s’est rapproché, a pris l’écouteur annexe… Ça dure très peu de temps. Le maître d’hôtel répète un tonitruant « Ja woll, Fräulein ! » et raccroche.

— C’était elle, n’est-ce pas ?

L’homme au manteau de cuir noir opine.

— Elle vient d’arriver à Hambourg. Elle demandait si tout allait bien ici. Elle a dit qu’elle passerait demain, mais qu’aujourd’hui elle va rester dans son logement de Sankt Paoli.

— N’est-ce pas le quartier crapuleux de la ville ?

— Le port, oui…

— Marrant qu’une fille possédant ce château ait un appartement dans les bas-fonds, vous ne trouvez pas ?

Déjà, il demande l’adresse au maître d’hôtel. Je le vois ouvrir de grands yeux stupéfaits.

— Elle habite la rue aux filles ! me traduit-il, dans une phrase qui n’est qu’une exclamation.

— Herr ami, lui dis-je, vous allez surveiller ce domestique pour qu’il ne communique pas avec sa maîtresse, tandis qu’avec votre permission j’emprunterai votre voiture pour aller à Hambourg !

Il n’est pas joyce.

— Je peux téléphoner à mes collègues pour qu’ils…

— Je préfère m’occuper de cela en personne !

Il a des ordres très stricts me concernant et il s’incline.

— Comme vous voudrez, Herr commissaire.

C’est crapuleux, c’est louche, c’est angoissant, et c’est terrible comme est terrible le vice lorsqu’il est allemand.

Des chicanes de fer barrent la rue aux véhicules, n’en permettant l’accès qu’aux seuls piétons.

Nous entrons. Une succession de petites vitrines s’offrent à la convoitise des passants. Derrière les vitres, nous découvrons une série d’intérieurs meublés de divans pelucheux, de lampadaires à pompons, jonchés de coussins, décorés de poupées de fêtes foraines et de chromos naïfs. Des dames de tout poil (o yes) prennent des poses sur leurs coussins, exposant leurs charmes frelatés à la sanguinité des clients en puissance. C’est le palais des mirages pour Béru qui en prend plein ses vasistas (de l’allemand was ist das ?). Il est époustouflé par ce déballage. Y a de tout : des grandes, des grosses, des maigres, des obèses, des brunes, des blondes, des bossues, des tuberculeuses, des vérolées, des chattes, des dianes, des houris, des guerrières (avec des slips et des bottes noirs), des amazones, des protestantes, des juives, des rousses, des ogresses, des qui ressemblent à Mm’zelle Lili, des qui ressemblent à Lili Marlène, des aphrodisiastes, des réfrigérantes, des surbaissées, des déglandées, des gorginantes. Faites votre choix, messieurs ! Y en a pour tous les goûts et, n’ayons pas peur des maux : pour toutes les bourses. C’est un lot, un lotissement, une loterie, c’est une affaire ! Préparons la mornifle ! Entre les vitrines, des appareils distributeurs distribuent des préservatifs ou de la poudre aphrodisiaque. Une faune surprenante, déprimante, avide, gravite dans cette rue fermée. C’est plein de voyeurs qui vont d’une vitrine à l’autre, avec des déplacements lents et mornes de poissons rouges. Les femmes leur adressent des œillades, des baisers, des gestes crus, ignobles.

Certaines frappent à la vitrine. D’autres ouvrent leurs jambes en un effroyable mouvement d’invite. Ils sont furtifs ou font les matamores, les gars clients. Y a les petits vieux prestes comme des suppositoires, qui regardent, qui contemplent, qui perspectivent et puis, tout à coup, frroutt, pénètrent dans un logement. Le rideau se ferme. On imagine. Le gars ressort très peu de temps après. Le rideau se rouvre. La dame est là, dans sa posture initiale avec un sourire repeint aux lèvres. Des matafs en goguette, beurrés encore de la nuit, chantent et font des démonstrations, collés contre les vitres.

— Oh dis donc ! croasse Béru, mords un peu cette sirène ! Si on serait pas en service commandé, je m’offrirais un extra.

La personne en question doit peser dans les deux tonnes. Deux fois, trois fois grosse comme Berthe, elle est. Avec des cuisses comme la dame-canon de la foire du Trône, où les bourrelets s’étagent comme la vigne sur les coteaux de Sicile. Elle porte un tutu rouge sang, un soutien-gorge rouge avec des écailles argentées et une magnifique fleur de celluloïd dans ses cheveux roux. Elle sort sa langue et la promène sur ses lèvres graisseuses afin de faire rougeoyer l’imagination de mon ami.

— Arrive, Gros, c’est pas le moment des fredaines.

Nous parvenons devant le numéro de la môme Hildegarde. Une porte basse, deux marches. Les rideaux de sa vitrine sont fermés. Je tourne le loquet et ça s’ouvre. Je débouche dans une pièce pas plus grande qu’une cuisine parisienne. Il y a un canapé face à la fenêtre-vitrine. Une forme est allongée dessus, tout habillée. Je reconnais le ciré noir, la chevelure blonde…

— Je m’excuse de vous réveiller, Fräulein…

Hildegarde sursaute et se dresse sur un coude. En me reconnaissant, son visage se convulse. Elle doit se croire en pleine hallucination. Une valise de cuir est posée sur le plancher. Elle a les traits tirés. Elle a dû conduire toute la nuit, car elle paraît épuisée. Et ce coup de stupeur pour finir ! Le revenant ! San-A. dressé hors de son sépulcre dans un impeccable pardingue en vigogne, une limace bleu pervenche et cravaté d’une régate rouge et bleu… San-A. présent ! San-A. vengeur ! San-A. implacable malgré son sourire. San-A. et son Béru excité.

— C’est vous ! ne peut-elle s’empêcher de murmurer.

— C’est moi, ne puis-je m’empêcher de lui répondre.

On se dévisage.

— Pas assez prompt, votre ciment, Hilde, en tout cas moins prompt que mon copain.

— Que me voulez-vous ?

Béru en glapit.

— C’est la meilleure ! Mademoiselle nous kidnappe, nous tue, nous cimente et elle demande qu’est-ce qu’on lui veut ! Ah, je te jure, faut venir à Hambourg pour entendre ça. En France, on n’oserait pas. C’est boche, cette question. Ces mecs, leur force est dans l’inconscience.

Je le calme.

— Hildegarde, nous avons appris l’essentiel de la bouche de votre amie Isabeau. Mais le gros point d’interrogation qui me reste à élucider concerne votre personne. Ce château plein d’éclopés, ça veut dire quoi ? C’est une couverture ? Vous êtes riche et vous tapinez dans la rue aux putains, par vice ?

Elle rit triste et fort.

— Personne ne pourra me comprendre, et surtout pas un Français, dit-elle.

— C’est ça, laisse-nous traiter de crêpes, s’indigne l’Avantageux.

— Ta gueule ! lui dis-je.

Je m’assieds sur le canapé près d’Hildegarde. Chose curieuse, je n’ai plus peur d’elle. Elle est pourtant dans son fief, mais il me semble que ses maléfices sont conjurés.

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63

Tout porte à croire que Béru a voulu dire qu’elle était futée, la mâtine.