— Essayez tout de même de m’expliquer, Hilde…
— Mon enfance a été un cauchemar. La chute de l’Allemagne. Mon père traqué. Les polices de toutes les nationalités tuant ma mère à coups d’interrogatoires et de brimades. Ce complexe affreux…
— Malgré ce que vous pensez, il me semble que je saisis, lui dis-je.
Cette fille est folle. Folle à sa manière. Elle charrie depuis toujours un complexe affreux en effet. Un complexe de culpabilité, le pire de tous…
— Vous avez voulu réparer les crimes de votre père ?
Elle acquiesce.
— Il a fait violer d’honnêtes jeunes filles ; alors, pour réparer, vous vous êtes prostituée. Il a torturé des hommes, alors vous essayez d’en récupérer pour les soigner ?
— Si j’ai pris cette honteuse officine, c’est pour recruter ses victimes, soupire-t-elle. Ici, ne viennent que des hommes de condition modeste. De pauvres types. Des mutilés, des infirmes, des disgraciés. Il est arrivé qu’on en amène dans des petites voitures et qu’on les coltine jusqu’à moi pour que je leur donne un instant d’oubli. Je cherche ceux qui portent tatoué sur le flanc leur numéro de détenu. Quand il s’agit de gens qui furent déportés dans le camp dirigé par mon père, je m’arrange pour leur venir en aide.
La lassitude rend sa voix plus rauque que de coutume. Curieuse histoire, mes amis, que celle d’Hildegarde.
— Pourquoi alors avoir entrepris cette équipée sanglante pour aider le prince Kelbel ?
— J’avais une dette envers lui, commissaire. Il avait aidé mon père à un moment où le malheureux avait l’univers entièrement contre lui.
Je continue de comprendre. De bien comprendre… Car tout cela est clair, tout cela est infiniment triste.
— Vous aimiez votre père, malgré ses crimes ?
— Oui, et c’est pour honorer sa mémoire que j’ai entrepris de réparer…
Quel beau monstre, cette Hildegarde ! Trop et pas assez de cœur ! Un sentimentalisme excessif, ahurissant, démentiel, et la plus extraordinaire des implacabilités. Ange et démon. Le génie du mal et celui du bien. Doctoresse Jeckyl and Mrs. Hyde !
Elle quitte le canapé et va ouvrir un placard.
— Eh ! faites gaffe, tonne le Mastar en s’interposant. Pas de blagues, ma gosse, je suis là !
Elle lui coule un froid regard.
— Imbécile, fait-elle.
Curieux, mais le Gros, n’importe qui d’autre lui aurait balancé ça, il y allait de la grande torgnole. Il se contente de fulminer :
— Soyez polie !
Elle prend un flacon dans le placard. Un petit flacon bleu avec un bouchon de verre en forme de papillon. Je crois piger. Que dis-je, j’ai déjà pigé. Je n’interviens pas. Au contraire, comme Béru tend la main pour capter l’objet, je m’entends lui dire :
— Laisse, va !
Hildegarde boit, d’un coup. A la Erich von Stroheim. C’est raide, c’est déterminé. Elle lâche le flacon bleu qui n’en finit pas de rouler sur le plancher. Elle reste un moment droite, dodeline la tête et s’abat doucement sur le canapé.
Son beau et démoniaque visage est enfoui dans un coussin de velours jaune sur lequel est brodé un innocent petit chat.
Bérurier s’incline sur Hildegarde et lui tâte le dos à l’emplacement du cœur. Au bout d’un moment il se redresse.
— Toi, me dit-il, toi, je te comprendrai jamais !
JUSTE POUR DIRE D’ÉPILOGUER
Quelques jours plus tard, nous sommes tous réunis chez les Bérurier, afin d’« arroser ça ». Se trouvent rassemblés pour le galimafrage géant : M. et Mme Béru, cousine Laurentine avec la tronche enturbannée, Odile, moi et Mongénéral.
Le coq est encore drôlement patraque, mais il reprend lentement de la plume de la bête. Il a la crête sur l’oreille, toujours à la chasseur alpin, et celle-ci, quoique blafarde, conserve quelque chose de crâne.
On ne le met plus dans sa cage. Il demeure en liberté dans le logement du Gros. Sa Majesté le couve d’un œil jaloux et veille personnellement à ce que ses remèdes reconstituants lui soient administrés. Laurentine, Berthy et le Mastar ne parlent plus que du claque de la rue Legendre. Ils ont décidé de l’exploiter en commun. Berthe et Laurentine superviseront Mme Froufrou puisqu’en sa qualité de flic, mon ami ne saurait déployer une activité quelconque dans une maison de tolérance ; les bénéfices seront équitablement partagés.
On écluse quelques bouteilles de beaujolais avant de mettre le gigot à griller devant la cheminée. Berthe est sur la sellette, à cause de son bonhomme qui ne se lasse pas de lui faire raconter ses prouesses chez le prince. Non seulement il en a pris son parti, mais maintenant il se sent confusément flatté que son épouse ait été la favorite d’un authentique monarque.
— Berthe, assure le Gros complaisamment, je l’avais toujours dit que c’était un morceau de roi.
Son passage dans les alcôves princières du Seigneurial Palace, c’est comme qui dirait les Mille et Une Nuits béruriennes.
— Raconte ce qu’y te faisait faire, après la planche savonnée et le chalumeau en zigzag, chérie.
Alors, bonne pâte, elle raconte. Elle explique le martinet gaucho, le bicorne à jugulaire, la moule à lorgnons, la dune déboisée, le carnaval very nice, l’olifant de chichoune, la figue cramoisie, le bâtonnet à vaseline et le fromager à glissière.
Il est le seul à ne pas rougir, Béru. Il s’exclame :
— Ces gens du très grand monde, c’est négriers et compagnie, mais pour l’amour, y craignent personne !
Laurentine que la vie — fût-elle strictement hospitalière — de Paris rend tolérante, s’abstient de s’indigner et branle déjà le chef d’un air entendu. Quand on s’apprête à devenir sous-maîtresse, on ne peut se formaliser pour des broutilles ! Par contre, mon Odile a les larmes aux yeux. Ce que je suis bien avec elle depuis que j’ai cessé de l’aimer d’amour ! Le cœur, c’est la pire des contraintes, la plus dure des servitudes. L’amour, sans lui, c’est vraiment un plaisir…
— Bon, c’est pas le tout, tranche Sa Majesté, faudrait songer à se perfuser des calories, mes bons amis.
Berthe porte tout à coup la main à sa bouche.
— Mon Dieu ! s’exclame-t-elle, j’ai oublié d’acheter du bois pour la cheminée !
— Casse la tienne, rigole Béru, je vais t’en fabriquer, du bois d’allumage, ma poule.
Et le voilà qui s’empare de la cage de Mongénéral.
— C’te volaille, dit-il, riche comme Rote-Childe, on peut pas toujours l’embastiller.
La compagnie répond qu’en effet, un coq multimillionnaire ne saurait jouer le Masque de fer. Fort de cet assentiment général, Béru se met à défoncer la cage à coups de talon. Ça ne traîne pas avec cécoinsse : cric, crac, boum ! la caisse est en morceaux.
— Sapristi ! qu’est-ce que c’est que ça ? clame B.B. en désignant une sorte de bille de verre sur le plancher.
Le Gros se penche, tout le monde l’imite. L’émotion me râpe le gosier. La bille en question n’est autre qu’un diamant bourré de carats. Et ce solitaire n’est pas seul. Il y en a une dizaine d’autres de même taille dans les débris de la cage.
Le Mastar se met à baver, à pâlir, à secouer sa bonne hure, à stalactiter du naze, à se désagrafer le râtelier à force d’ouvrir grand son bec devenu insonore.
Je ramasse les pierres étincelantes. J’en ai lourd dans ma pogne. Une vraie fortune ! Les plus baths cailloux que j’ai jamais soupesés. Des tas de millions de nouveaux francs se bousculent à l’intérieur de cette quincaille.